Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation [1] par Françoise L

Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation [1] par Françoise Lavocat Paris 3-Sorbonne nouvelle Université Sorbonne Paris Cité Il n’est peut-être pas de discipline, dans les sciences humaines, où les chercheurs se soient penchés de façon aussi répétée sur leurs méthodes et leur légitimité que la littérature comparée. L’idée d’une crise permanente de la discipline[2] a même pris dans les dix dernières années un tour plus radical, avec l’annonce de sa « mort » (Spivak, 2003), évidemment suivie par celle de sa « renaissance » (Damrosh, 2006)[3]. Les enjeux de cette réflexivité ne sont pas, et n’ont jamais été, purement scientifiques : ils répercutent des conflits idéologiques et déclinent des rapports de forces entre pays, aires culturelles, sphères de pensée, dans une monde récemment devenu, on l’a assez dit, multipolaire. Le caractère hautement agonistique de cette discipline peut être vu de façon aussi bien positive que négative. Sa sensibilité constitutive à l’air du temps contribue puissamment à son intérêt. Mais la littérature comparée ne doit pas non plus se réduire à sa qualité de symptôme : l’articulation exclusive de la réflexion sur la discipline aux conflits idéologiques contemporains a renforcé le « présentisme » ambiant et contribué à marginaliser les études comparatistes portant sur des périodes antérieures au vingtième, pour ne pas dire au vingt-et-unième siècle. En outre, les chercheurs comparatistes peuvent ressentir une certaine lassitude à devoir justifier périodiquement leur existence. Il n’est cependant pas inutile de rappeler brièvement, en guise de préliminaires, les termes des différents conflits, anciens et modernes, qui sont inséparables de son identité. Cela est également indispensable à l’évaluation de la situation et des possibilités de renouveau de la littérature comparée aujourd’hui, en particulier en France. I- Le champ de bataille de la littérature comparée Les attaques contre la littérature comparée datent de la naissance de la discipline, au milieu du dix-neuvième siècle. Elle est d’abord, si l’on peut dire, attaquée sur sa droite, et depuis les années ultérieures à la seconde guerre mondiale, sur sa gauche et sur sa droite – si l’on me permet d’employer ces termes simplificateurs : ils permettent en tout cas à mettre en valeur un remarquable renversement. À l’origine, en effet, et jusqu’à la deuxième guerre mondiale, la critique a visé, souvent de façon violente, l’idéologie cosmopolite supposée inhérente à la discipline[4]. Il ne faut en effet pas minimiser le chauvinisme qui inspire, jusqu’à aujourd’hui, le rejet ou le dédain de nombreuses communautés académiques pour le comparatisme. Dans bien des pays, ces communautés sont encore et en grande part mobilisées par la construction ou la préservation d’un canon national. Cela est aussi bien valable pour la littérature que pour l’histoire et le droit, où le comparatisme subit des attaques très similaires. Dans les obstacles que rencontre le développement du comparatisme, la difficulté de surmonter d’importantes barrières linguistiques n’est pas non plus à négliger : certains collègues japonais, par exemple, qui sont devenus au prix d’un engagement total d’admirables experts de Pascal ou de Proust, n’ont le plus souvent ni le temps ni l’envie de s’engager dans un travail de comparaison avec des auteurs de leur pays, ou d’un autre. En outre, l’élargissement de la littérature comparée à la « littérature monde » confronte tout un chacun aux limites infranchissables de ses capacités et de son savoir. Comme le remarque Franco Moretti (2004), le projet de « lire plus » ne peut tenir lieu de méthode[5]. Mais la résistance au comparatisme fondée sur le refus, ou la difficulté d’aborder d’autres aires linguistiques et culturelles que la sienne propre, cohabite depuis un demi- siècle avec un tout autre grief qui lui est, dans une certaine mesure, opposé. Le pivot du changement est peut-être le volume sur la littérature comparée de la collection « Que Sais-je », par M.-F. Guyard, paru en 1951, à travers les très vives réactions qu’il a suscitées Outre-Atlantique. Le chauvinisme change de camp : ce sont désormais les comparatistes européens, et plus particulièrement français, qui sont accusés de l’incarner. Sont posés les termes d’une opposition qui ne cesse de s’approfondir au cours du dernier demi-siècle. Aux Etats-Unis s’élabore en effet une histoire (je dirais volontiers un narrative[6]) de la littérature comparée comme émancipation par rapport à l’Europe. L’ouverture sur le « monde » semble conditionnée par cet éloignement souhaité. Dès 1977, par exemple, Robert J. Clements explique que la littérature comparée américaine a connu trois phases. La première, initiée par les immigrants européens aux Etats-Unis, restait confinée (à ses yeux) au vieux continent; la seconde était centrée sur les relations Est-Ouest ; le troisième est tournée vers le monde entier, ce qui se traduit par la création dans les cursus universitaires des premiers enseignements de « World Literature »[7]. Dans cette période, en France, l’épreuve de littérature comparée était introduite dans le concours de l’agrégation (1959, ou stricto sensu, 1986)[8], avec pour conséquence la production d’un certain nombre de manuels pédagogiques[9], qui définissent, mais aussi figent les contours de la discipline. La production française ne se limite certes pas à cela, comme le souligne Yves Chevrel, qui, en 1992, dresse un bilan lucide de la situation. Il n’en reste pas moins que les débats qui agitent la communauté académique américaine[10] ne pénètrent pas les cercles universitaires comparatistes français, ou bien de façon marginale. Bien plus, comme le concours de l’agrégation privilégie des œuvres du canon littéraire, dont la langue originale doit être accessible à la plupart des préparateurs, les étudiants qui se destinent à la recherche en littérature comparée en restent volontiers au domaine limité tel que l’a dessiné le concours qu’ils ont passé et l’enseignement qu’ils ont suivi. Deux autres phénomènes contribuent à faire prendre à la littérature comparée en Europe et aux Etats-Unis des voies divergentes. Dans les années 1980-1995, aux Etats- Unis, l’accroissement et l’affirmation des minorités ethniques nourrit le débat public et modifie la définition du comparatisme. Gayatri Spivak estime que l’essor des « cultural and postcolonial studies », aux Etats-Unis, est lié à l’accroissement de 500% des migrants asiatiques ; en Europe, dans ces années là, l’accroissement de la population immigrée n’a ni la même ampleur[11], ni, surtout, le même impact sur le monde académique. Au même moment, la grande affaire de l’Europe est sa propre construction. À l’époque où les études « Po-Co » (post- coloniales) se développent aux Etats-Unis, le mur de Berlin tombe en Europe. Alors que l’éloignement du modèle européen est salué Outre-Atlantique, mais aussi en Amérique du Sud et en Inde, comme une nécessité ou une conquête, les européens débattent et votent sur les traités européens. Selon Gayatri Spivak, et d’un point de vue américain, la chute du mur de Berlin, en mettant fin à l’affrontement Est-Ouest, classe en quelque sorte la question de l’Europe, qui sort du champ de la discussion académique comme des préoccupations militaires et stratégiques américaines. Pendant qu’aux Etats-Unis se tient ce débat, la guerre en ex-Yougoslavie se déroule en Europe (1990-1995). Il n’est donc pas étonnant que la pensée de la discipline et les intérêts des comparatistes, en Europe ou aux Etats-Unis, aient été dans ces années-là fondamentalement différents, pour ne pas dire opposés. Pour les comparatistes européens, dans leur majorité, le sujet européen n’est pas épuisé – il l’est sans doute moins que jamais aujourd’hui où la construction européenne est menacée. Cela ne veut évidemment pas dire que le champ des compétences et des intérêts en Europe, et surtout en France, ne doive pas s’ouvrir et se diversifier, et même de façon urgente et impérative. Cela ne signifie pas non plus que les comparatistes français aient suffisamment pris la mesure des changements induits, dans le paysage culturel européen, par l’immigration du Sud et des anciennes colonies. D’ailleurs, l’appréciation historique et idéologique de cette situation a considérablement progressé en France pendant ces dernières années. Le bilan du jeu d’aller-retour des théories entre 1960 et 2010 (de la France aux Etats-Unis à la France) a été tiré, par A. Tomiche et P. Zoberman pour les études de genre (2007), par Y. Clavaron pour les études post- coloniales (2011). Ces auteurs, après d’autres (notamment F. Cusset, 2009), ont bien montré les distorsions de point de vue et les malentendus qui ont résulté de ce va et vient. L’autre explication de cette différence est en effet le rapport à la théorie qu’ont eu les communautés comparatistes de part et d’autre de l’Atlantique après la seconde guerre mondiale. Dans ce domaine encore, un renversement a eu lieu. Avant la guerre, le comparatiste français est attaqué, du point de vue nationaliste allemand, notamment, pour son abstraction ; si l’abstraction n’est ni la théorie ni la méthode, elle les présuppose. Pourtant, après-guerre, c’est bien l’absence de méthode et de théorie qui est relevée, par R. Wellek (dans un article ancien mais toujours fréquemment cité) aux Etats-Unis (1958), par Etiemble (1963) et A. Marino (1988) en France. Cette absence est dénoncée comme une défaillance constitutive de la discipline. À partir des années 1960, la prépondérance du structuralisme renforce ce discrédit. Le dogme de la clôture de l’œuvre, sans doute uploads/Litterature/ le-comparatisme-comme-hermeneutique-de-la-defamiliarisation.pdf

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