TROUVE, Alain – Barthes et le lexique de la critique Carnets : revue électroniq
TROUVE, Alain – Barthes et le lexique de la critique Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 6 spécial, janvier 2016, p.116-129 116 BARTHES ET LE LEXIQUE DE LA CRITIQUE ALAIN TROUVE Université de Reims Champagne-Ardenne alain.trouve@wanadoo.fr Résumé : Le lexique constitue dans l’œuvre de Barthes un point d’achoppement entre la prétention scientifique à l’objectivité et la mobilité du sens. Si Barthes a indéniablement enrichi le lexique de la critique, la contradiction est manifeste entre la conceptualisation catégorielle à l’œuvre dans l’article « (Théorie du) texte » rédigé pour l’Encyclopédie Universalis et la variabilité des acceptions liée aux contextes énonciatifs et socioculturels. La présente étude montre l’incidence contestable dans la critique universitaire d’un « pantextualisme », dérivé d’un usage abusif de l’intertextualité, notion centrale dans la « théorie du texte ». Le pantextualisme occulte la part de non-convertibilité entre texte et image ou la possible existence d’un hors-texte, alors même que la lecture du dernier Barthes corrige cette vision simplifiée. Il faut relire Barthes contre et avec lui. Mots-clés : concept, notion, intertextualité, métalangage, contexte, image, hors-texte, science, roman Abstract : In the works of Barthes, the vocabulary of criticism constitutes a stumbling block between the scientific pretention to the objectivity and the mobility of the meaning. While Barthes indeniably enriched the vocabulary of criticism, there is an obvious contradiction between the conceptualization in categories present in the article « (Theory of) the text », written for the Encyclopédie Universalis and the variability of the meanings linked to the enunciative and socio-cultural contexts. This study shows the debatable impact in the university criticism of a « pantextualism » derived from an inappropriate use of intertextuality, a central notion in the « (Theory of) the text ». The « pantextualism » masks the part of non- convertibility between text and image or the possible existence of an « hors-text », whereas the reading of the last works of Barthes corrects this simplified vision. It is necessary to re-read Barthes against and with him. Keywords : Concept, notion, intertextuality, metalanguage, context, image, hors-text, science, novel. TROUVE, Alain – Barthes et le lexique de la critique Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 6 spécial, janvier 2016, p.116-129 117 Barthes et le lexique de la critique : à propos de l’article « (Théorie du) texte » La préoccupation lexicale est ancienne dans l’œuvre de Barthes et remonte à sa rencontre dans les années 1950 avec Greimas, puis Georges Matoré, et à un projet de thèse en lexicologie structurale déposé en 1952, projet jamais mené à terme1. Cette prédilection pour le lexique va néanmoins irriguer toute l’écriture critique. On la retrouve sous la forme de nomenclatures qui, en lieu et place d’un plan raisonné, vont structurer de nombreux ouvrages, du Michelet (1954) aux Fragments d’un discours amoureux (1977), en passant par S/Z (1970), L’Empire des signes (1970) ou le Roland Barthes par Roland Barthes (1975), participant d’une recherche délibérée d’un étoilement du sens. Paradoxe d’une pensée hantée par le mouvement, le nom, gage en soi de stabilité, est toujours associé à des réseaux qui en font vaciller ou en complexifient le signifié, conformément au commentaire qui accompagne le projet de thèse initial : « mon répertoire (…) devrait permettre de voir le degré de mobilité d’articulation du lexique »2. Cette mobilité lexicale est aussi le propre de la création littéraire. En ce sens, un cours donnés à l’EHESS en 1973-1974 et lisible depuis sa publication en 2010 s’intitule « Le lexique de l’auteur » (Barthes, 2010). Le lexique de la critique, symétriquement, vise essentiellement le commentaire de l’œuvre d’autrui. Que dit Barthes lui-même sur ce mot « critique » ? Dans un article de 1959 intitulé « Voies nouvelles de la critique littéraire en France », il distingue une « critique de lancée », (celle qui paraît dans les journaux et revues), critique porteuse d’un jugement, d’une évaluation et une « critique de structure » qui rattache l’œuvre à « un au-delà d’elle-même » (« Histoire ou Psyché »). Cette seconde critique est exposée à un double risque : ou bien la critique rend compte de l’Histoire, mais en idéologisant l’œuvre, elle l’irréalise ; ou bien elle rend compte de l’œuvre [sa dimension imaginaire], mais en la substantifiant, elle irréalise l’Histoire.3 La conclusion de l’article souligne l’enjeu de la résolution de ce dilemme, appelant de ses vœux une « synthèse » qui puisse répondre « aux tâches actuelles de l’explication scientifique ». L’horizon de cette critique est une théorie de la littérature, comme l’indique la question posée en ouverture du même article : « Qu’est-ce au fond que la littérature ? » 1 Thèse sous la direction de Charles Bruneau et intitulée « Le Vocabulaire des rapports entre l’Etat, les patrons et les ouvriers de 1827 à 1834 d’après les textes législatifs, administratifs et académiques. » (Tiphaine Samoyault, 2015 : 239). 2 Dossier de carrière scientifique de Barthes, cité par Tiphaine Samoyault (2015 : 241). 3 Politica (Barthes, 1959a : 979), désormais : OC. TROUVE, Alain – Barthes et le lexique de la critique Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 6 spécial, janvier 2016, p.116-129 118 Par cette réflexivité interrogative, la critique prend un sens philosophique, rejoignant la double visée cognitive et discriminante du criticisme kantien condensée dans la question : « Que puis-je savoir ? ». Réfléchir sur le lexique de la critique revient donc à examiner l’ambition de Barthes en matière de théorie littéraire, une ambition qui passe par la production de mots à valeur conceptuelle ou notionnelle. Quel est aujourd’hui le résidu actif de ce lexique revisité et élargi par Barthes ? L’invention conceptuelle peut se traduire de deux façons : par le néologisme de sens ou le néologisme de forme, plus spectaculaire, dont relèvent avec plus ou moins d’efficacité des créations comme « l’écrivant », couplé avec l’écrivain, ou encore le « biographème », promis à un assez bel avenir dans les études universitaires, voire le « scriptible » opposé au « lisible ». Avec le mot « texte » retenu ici, la création conceptuelle correspond plutôt à un réaménagement du sens. L’idée de « texte » occupe une place stratégique à la fois dans l’écriture critique de Barthes et dans l’impact universitaire de son œuvre. Il lui a donné une formulation à visée scientifique dans un article, « (Théorie du) texte », rédigé en 1973 pour l’Encyclopédie Universalis. Nous-même prendrons pour modèle d’exposition cet article et non le Barthes de S/Z. Ce qui revient à entériner le clivage entre un langage de communication, celui d’un colloque, et un langage censé mimer le processus infini d’engendrement du sens. On ira ainsi de la théorie à l’article proprement dit, puis à ses correctifs en forme de contrepoints, liés à d’autres contextes éditoriaux, l’ensemble traçant les contours d’une pensée de la littérature toujours active. Lexique et théorie Le concept, seuil discriminant entre littérature et philosophie Selon un point de vue philosophique assez généralement admis depuis Kant, le concept est un « objet de la pensée (idée), correspondant à une règle ou schème lui assurant une valeur générale et abstraite » (Rey, 2009 : 387). Cette pensée se nomme aussi « faculté de juger déterminante » dans la Critique de la raison pure. Dans sa troisième Critique, Kant (1995) la distingue de la « faculté de juger réfléchissante », d’où procède, entre autres, le jugement esthétique mettant en jeu le sujet. Autrement dit, il n’y a de concept généralisant que de l’objet, et si l’on veut aborder l’activité du sujet, il convient d’utiliser un autre mot. TROUVE, Alain – Barthes et le lexique de la critique Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 6 spécial, janvier 2016, p.116-129 119 Jean-Marie Schaeffer développe de façon similaire cette idée. Il oppose la connaissance scientifique (conceptuelle) qui subsume le particulier sous la catégorie du général et la connaissance esthétique, activité associative horizontale : On dira plutôt que c’est la différence entre activité cognitive horizontale (associative) d’un côté, activité cognitive verticale (généralisante ou particularisante) de l’autre, qui distingue la relation cognitive de niveau 1 [incluant la conduite esthétique] de la relation de niveau 2 [scientifique]. (Schaeffer, 1995 : 165-166) Ce point de vue semble partagé par les poètes lorsqu’ils s’adonnent à la réflexivité. On peut en effet rapprocher le concept et le signifié dénoté ou définition des dictionnaires. Pour Yves Bonnefoy, par exemple, la poésie prend en défaut l’usage catégoriel du langage : J’appelle poésie ce qui, dans l’espace des mots, notre monde, a mémoire du surcroît de ce qui est sur ses représentations : mémoire des référents dans l’espace des signifiés. (Bonnefoy, 2002 : 8) On se souvient aussi de la critique adressée par Mallarmé au langage de communication, « l’universel reportage ». Sous une forme un peu plus polémique, Barthes dénonce dans un entretien de mai 1970 à propos de ses deux livres, S/Z et L’Empire des signes le « retour du signifié, de la théologie, du monothéisme, de la loi » (Barthes, 1970c : 668). uploads/Litterature/ barthes-et-le-lexique-de-la-critque.pdf
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- Publié le Mai 23, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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