Patrice Bidou Des fantômes et des hommes Une topologie amazonienne de l'inconsc
Patrice Bidou Des fantômes et des hommes Une topologie amazonienne de l'inconscient In: L'Homme, 1999, tome 39 n°149. pp. 73-82. Citer ce document / Cite this document : Bidou Patrice. Des fantômes et des hommes Une topologie amazonienne de l'inconscient. In: L'Homme, 1999, tome 39 n°149. pp. 73-82. doi : 10.3406/hom.1999.453503 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_num_39_149_453503 Des fantômes et des hommes Une topologie amazonienne de l'inconscient Patrice Bidou Un peuple de fantômes hante, chez les Indiens, le monde des hommes. Pierre Clastres Les Tatuyo du Pira-Parana, en Amazonie colombienne, vivent dans de grandes maisons rectangulaires, disposées le long de la rivière, d'où l'hu manité est originaire. Ces maisons, appelées maloca, sont construites sur le modèle des malocas mythiques, contemporaines de la naissance de l'hu manité, et les hommes et les femmes qui vivent sous le grand toit de feuilles à double pente tombant presque jusqu'au sol sont des hommes et des femmes mythiques. La vie de l'homme isolé — ou de la femme — commence au moment où l'homme (la femme) franchit le seuil de la maloca et dirige ses pas vers la forêt. Et à mesure que grandit la distance qui le sépare de la demeure col lective, grandit son isolement, en même temps que sa vulnérabilité aux attaques des wati, les esprits des bois. Il arrive parfois qu'un homme dis paraisse sans laisser de trace ; on suppose alors qu'il a été dévoré par un wati. Mais c'est là un événement exceptionnel. En règle générale, l'homme attaqué par l'esprit des bois en réchappe. Il s'enfuit et monte dans un arbre, et au lever du jour retrouve le chemin de la grande maison, où il raconte aux autres ses peurs et angoisses de la nuit. Wati est d'abord un nom commun, qui désigne une ombre sur le sol, ou un reflet à la surface de l'eau ou dans un miroir. C'est un mot neutre, -2 comme tous les noms de chose en tatuyo. Par contre, lorsqu'il désigne l'es- t/) prit cannibale de la forêt qui vient d'être évoqué, il se trouve doté d'un LU genre, comme les personnes et se décline alors au masculin, un wati et au ^3 féminin, une watio. Par un raccourci de la pensée, on sera tenté de voir )Q. dans cette corrélation, une relation de causalité : dans le sens où, en attri- Q buant un genre à un mot neutre de la langue, autrement dit, en le sexua- j¿ lisant, ce mot aurait été ainsi transformé en un démon ou esprit cannibale. *UJ L'HOMME 149/1999, pp. 73 à 82 Comme il a été dit, la maloca est la demeure des gens, la forêt, qui com mence presque aux portes de la maloca, la demeure des wati. Dans la forêt, les wati logent individuellement au pied de certains arbres pourvus de hauts contreforts, formant comme de grandes lèvres de bois, ou, par communaut és entières, dans des grottes dont l'entrée est cachée par un épais rideau de racines. Dans les deux cas, leur repaire fait songer au sexe de la femme. Le jour, la clairière qui entoure la maloca maintient les wati à distance, ceux-ci craignant en effet par-dessus tout la lumière du soleil. Mais, dès que la nuit est tombée, ils s'approchent jusqu'au toit de feuilles de la maloca et, tapis dans l'obscurité, écoutent tout ce que les gens disent à l'intérieur. Les wati ne sont pas des personnages mythiques. Les grands mythes de la création du monde et de l'humanité sont en effet muets à leur endroit. Les wati font partie de la vie ordinaire des gens, et les histoires qu'on raconte à leur sujet sont des histoires de gens. Absents des mythes, ils sont en effet connus essentiellement par les hommes et les femmes qui ont été l'objet, la nuit, dans la forêt, d'une attaque de ces esprits, qui ont pu échapper à la dévo ration et qui le jour suivant sont rentrés à la maloca, oíi ils ont rapporté aux autres le récit de leur mésaventure. Les meilleurs de ces récits, les cas les plus « parlants », sont devenus avec le temps des pièces à part entière de la tradition orale des habitants de la forêt. Une sorte de savoir constitué, sous une forme narrative, de tous les cas de dévoration dont un homme, une femme, ou des enfants, ont été les victimes et peu vent l'être demain, comme autant de tentatives d'explication et de mises en garde. Les wati sont des dévorateurs, au sens où la jouissance dévore, consume, anéantit. La plupart portent en effet le nom d'un organe ou sont nantis d'un organe gigantesque (pénis, vulve, anus, œil, sein, etc.), qui se confond alors avec tout leur être. Il s'agit en réalité de personnages- organes, ou d'organes élevés au statut de personnages. C'est assez dire que les wati ont à voir avec la vie archaïque de l'homme. Ainsi une histoire de wati peut-elle s'interpréter comme la rencontre de l'homme avec sa jouis sance, suivie de son refoulement immédiat, sous la forme d'une fuite, qui s'achève par le retour de l'homme au sein de la collectivité. On pourrait alors considérer ces récits comme des moyens de re-présenter, au sens de rendre à nouveau présent, à travers une relation narrative toujours per sonnalisée, c'est-à-dire indissociable d'un processus de transfert, le moment mythique du refoulement (Cottet 1996: 43). De telle sorte que dans ces sociétés communautaires, ces récits auraient la fonction que remplissent les « constructions » dans l'analyse, c'est-à-dire proposer aux habitants de la maloca, à la fois collectivement, et à chacun en particulier, comme un menu à la carte, une vision orthopédique de leur histoire. Patrice Bidou Me plaçant en quelque sorte à l'intérieur du contexte de leur usage, mon but ne sera donc pas tant d'interpréter les contenus, à l'instar d'un déchiffrement, mais, à partir d'une analyse des modalités d'apparition et de disparition de œs démons cannibales, qui forment toute la matière de ces récits, de produire un effet de visibilité quant à l'existence d'un « inconscient » indigène, sinon d'un inconscient tout court. Pour mener à bien la démonstration, je m'appuierai sur une de ces petites histoires qui a été enregistrée auprès d'une femme tatuyo. Le bain matinal des deux compagnons Le soir, dans la maloca, un homme dit à un autre homme : « Réveille-moi demain matin pour qu'on aille se baigner ensemble. — D'accord », dit l'autre. Un wati avait écouté ce qu'ils avaient dit. Tôt le matin, il vint réveiller l'homme : « Tu m'avais demandé hier soir de te réveiller, viens, allons nous baigner. » II avait une torche, et l'homme descendit avec lui à la rivière. Quand ils arrivèrent au port, l'autre traversa la rivière, comme s'il marchait sur un chemin. L'homme, lui, était resté au bord de l'eau et regardait. Il se demandait pourquoi l'autre faisait cela, les gens d'habitude ne vont pas sur l'autre berge pour se baigner. Tandis que l'autre traversait la rivière, l'homme regarda dans l'eau, comme dans un miroir, et il vit son visage [le visage du compag non], c'était un visage de wati. Alors il comprit : « II semble que ça ne soit pas une personne », dit-il, et il s'éloigna un peu, puis rentra en courant à la maloca. Il alla trou ver son compagnon : « C'est toi qui m'as réveillé ? Je pensais que c'était toi, mais tu n'es pas levé, ça devait être un wati. — C'était sûrement un wati», répondit l'autre. Il y a longtemps, les wati écoutaient tout ce que disaient les gens. Les gens pour se par ler sans que les wati s'en rendent compte doivent se dire ces mots : 'étape shimiya'të « cul fermé » ; ainsi, pour s'assurer qu'il s'agit bien d'un compagnon. Le récit se termine donc par cette recommandation faite aux gens pour éviter la dévoration. Quand on s'adresse à quelqu'un, il faut dire ces mots : « cul fermé », pour être certain qu'il n'y a pas de wati qui écoute, ou que c'est bien à une personne et non pas à un wati qu'on s'adresse. Si la non- présence d'un wati est liée à ces mots « cul fermé », par antithèse, la pré sence, voire le wati lui-même, est identifiable à un « cul ouvert ». Muni de cette espèce de clé, on reviendra à l'épisode initial de l'histoire, qui nous apprend trois choses ayant valeur de généralité. D'abord, le wati est un enfant des ténèbres. Il apparaît le soir, quand l'obscurité grandissante abolit les contours des corps et des objets, il hante les sentiers de la nuit et disparaît au lever du jour. On apprend ensuite que le wati est attaché à la parole des gens. Il vit dans la proximité de la parole, comme si cela faisait partie de son envi- 5 ronnement naturel, à l'instar de ces animaux opportunistes qui campent w dans le voisinage de l'homme et se nourrissent de son industrie. to Enfin, si le wati apparaît lié à la parole des gens, c'est sous le mode de uploads/Litterature/ bidou-patrice-des-fantomes-et-des-hommes-une-topologie-amazonienne-de-l-x27-inconscient-pdf.pdf
Documents similaires










-
24
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 20, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.9307MB