140 Réflexion progrês de l'esprit humain: si sombre que soit le temps présent,

140 Réflexion progrês de l'esprit humain: si sombre que soit le temps présent, demain il ferajour. À l'époque ou Ia sixiêrne science fondamentale entre dans le troisieme état, comme il n'y a pas de septiêrne science fondamentale ni de quatrierne état, Auguste Cornte peut annoncer enfin le regne de l'ordre conforme au progres : il ne viendra peut- être pas aussi vite que Ia prospective positiviste permettait de le souhaiter, mais il arrivera. Bref, en dehors même de toute construc- tion philosophique, dans Ia conversation, une évidence du sens commun dispense de toute démonstration : le progres, c'est l'espoir. Or, aujourd'hui, le progres, c'est Ia peur. Et d'abord, Ia peur qui assure Ia paix du monde à três grands frais. Le progres, c'était les lendemains qui chantent le regne de Ia raison et avec elle Ia liberté, l'égalité, Ia fraternité: nos lende- mains laissent percevoir des bruits d' Apocalypse. Mais laissons de côté les menaces qui seront moins redoutées dans Ia mesure ou elles seront plus redoutables: il est clair que toute invention, ou presque, a un endroit et un envers; pensons seulement aux bienfaits et aux méfaits des extraordinaires moyens de communication qui sont à notre disposition. N'insistons pas sur ces banalités: retenons simplement que deu x notions ont perdu leur auréole, Nature et Progres, Elles correspondent, certes, à des données incontestables de I'expérience et les questions mises en forme philosophique par Rousseau ou par Cornte n'ont pas perdu leur intérêt, mais elles se posent avec des mots dont les résonances affectives ne sont plus celles qu'enten- daient Rousseau et Cornte. Le problêrne « nature et civilisation» subsiste mais avec un homme en qui Ia nature a moins d'épaisseur et de consistance que Ia culture par laquelle il est comme incorporé à l'intérieur d'une certaine histoire. 11 serait donc difficile de ne pas reconnaitre, comme Auguste Cornte, que I'historicité est un impératif de Ia nature humaine. Mais, plus que jamais, le paradoxe pressenti par Rousseau est un insupportable défi jeté aux philosophes : les sau- vetages opérés par Ia chirurgie et Ia médecine, les inimaginables voyages dans Ia lune, nos prodigieux moyens de transport et moyens de communication, et tant d'autres choses nous font vivre au pays des merveilles; or voici que Ia simpie lecture de notre journal quotidien montre que Ia sauvagerie des civilisés sait tire r parti des bienfaits de Ia civilisation. Les progres ne sont pas le Progres : là est l'énigme de Ia civilisation, l'énigme ou le mystêre. Henri Gouhier ANTOINE BERMAN Bildung et Bildungsroman C'est seulement par Ia Bildung que l'homrne qui est totalement homme devient humain sans restriction et pénétré d'humanilé. Friedrich Schlegel L'histoire occidentale a connu depuis les Grecs plusieurs formes fondamentales de culture qui, mêrne « dépassées », ont continué à rayonner. Bien plus: le sens profond de ce que nous appelons « culture» reste déte;miné par t<~uteune série defigures historiques comme Ia 1tCllõeícx, I'Education, I'Eruditio l • La Bildung allemande doit être considérée comme l'une de ces figures, et sans doute comme Ia derniere- Née en Allemagne, enracinée en Allemagne, cette figure n'en possede pas moins, comme Ia 1tcxtõeícx grecque, une véritable universalité. La Bildung comme Grundwort Le concept de Bildung devient à partir du XVlII e siecle l'un des concepts centraux de Ia culture allemande. H. G. Gadamer écrit à ce sujet dans Methode und Wahrheit : « Le concept de Bildung, qui acquiert alors une valeur dominante, est sans doute I'idée Ia plus importante du XVIII< siêcle, et c'est pré- cisément ce concept qui désigne I'élément dans lequel se meuvent les sciences de l'esprit du XIX· síecle 2 ... » Le même auteur écrit un peu plus loin : l. Paul Ricceur Ir cOIlf/it des illterprftatio1lS, Paris, Le Seuil, 1969, P: 118. 2. H. G. Gadamer, Methode und Wahrheil, J. C. B. Mohr, Tübingen, 1960, p.7. 142 Réflexion « Le concept de Bildung rend c\airement sensible quelle profonde transformation spirituelle a fait du siêcle de Goethe un siecle qui nous reste encore contemporain, alors que celui du Baroque nous parait une antiquité historique. C'est à cette époque que les concepts et les termes décisifs avec lesquels nous opérons ont reçu leur empreinte 3. » Parmi ces concepts, Gadamer cite 1'«art », 1'«histoire », Ia «vision du monde », 1'«expérience vécue », le «génie », 1'«expres- sion », le «style », et le «symbole» 4. Toutes notions qui nous paraissent maintenant évidentes, voire intemporelles, alors qu'elles sont nées, avec celle de Bildung, dans Ia seconde moitié du XVIIIe siêcle. Nous sommes ici en présence de ces Grunduiõrter, de ces termes fondamentaux, dont Ia totalité détermine et exprime Ia rnaniêre dont telle ou telle époque historique articule sa compré- hension du monde. Bildung signifie généralement « culture », et peut être considéré comme le doublet germanique du mot Kultur, d'origine latine. Mais ce mot touche beaucoup plus de registres, en vertu, tout d'abord, du três riche champ sémantique auquel il appartient : Bild, image, Einbildungskraft, imagination, Ausbildung, déveIoppement, Bildsam- keit, flexibilité ou formabilité, Vorbild, modele, Nachbild, copie, et Urbild, archétype. Ainsi parlera-t-on de Ia Bildung d'un individu, d'un peuple, d'une langue, d'un art : leu r degré de «formation ». Et c'est même, nous le verrons, à partir de l'horizon de l'art que se détermine en grande partie Ia Bildung. Pareillement, le mot allemand a une forte connotation pédagogique et éducative: le processus même de formation. Ainsi les années de jeunesse de WilheIm Meister, dans le roman de Goethe, sont-elles ses Lehrjahre, ses années d'apprentissage, ou il n'apprend en fait qu'une chose, certes décisive : se former (sich bilden). Bildung a une longue histoire : le mot surgit dans Ia mystique allemande médiévale, reparait ensuite dans Ia mystique baroque, et reçoit sa signification humanistico-religieuse avec Klopstock et Herder au XVIIIe siêcle 5. Goethe, Hegel, Humboldt et le Roman- tisme d'Iéna donnent ses définitions canoniques, exemplaires. A partir de là son sens reste fixé durant tout le XIXe siêcle, période pendant laquelle, comme le note Nietzsche dans ses Considérations Inactuelles, il se vide progressivement de sa substance et entre en Crise. Nous avons dit que le terrne de Bildung constituait un doublet 3,4. Ibid. 5. 1.Schaarschmidt,Der Bedeutungsuxindel der Worte Bilden und Bildung, Diss. Kõnigsberg, 1931. 143 Bildung et Bildungsroman de celui de Kultur; il faut nuancer cette affirmation, car Bildung ne vient pas recouvrir, ni même effacer, Kultur dans 1e champ notion- nel allemand. Mais il s'impose au XVIII· siêcle en un doub1e sens : il devient un Grundwort (ce qui n'est pas le cas pour Kultur) et tend à exprimer l'essence, l'intimité, 1e mouvement et le résultat de ce qu'est Ia Kultur. Ce double rapport de prééminence, on peut aisé- ment le noter dans les textes de l'époque. Dans une lettre adressée à A. W. Schlegel en 1797, Novalis écrit à propos du rôle de Ia traduction en Allemagne : « En dehors des Romains, nous sommes Ia seule nation qui ait vécu de façon aussi irrépressible l'impulsion de Ia traduction, et qui lui soit aussi infmiment redevable de culture (Bildung). De là mainte ressem- blance entre notre culture (Kultur) et Ia culture romaine tardive 6. » Là OU le français emploie un seul rnot pour une culture, la culture et le processus de culture, l'allemand emploiera Kultur dans le premier cas, Bildung ou Kultur dans le second, et presque exclu- sivement Bildung dans le troisieme caso Wilhelm von Humboldt a cherché à préciser cette distinction : « Mais quand nous disons Bildung dans notre lan&ue,nous entendons par là quelque chose d'à Ia fois plus élevê et plus mtime (que Kultur), c'est-à-dire Ia disposition d'esprit qui affecte Ia sensation et le caractere à partir de Ia connaissance et du sentiment de Ia totalité des aspiratio ns spirituelles et morales 7. » Bildung désigne donc l'intimité du processus de Ia culture, de Ia formation. De Lessing à Schleiermacher, en passant par Klops- tock, Herder, Goethe, Hegel, Friedrich Sch1egel, Novalis et Schil- ler, rous les grands penseurs allemands de Ia fin du XVIII· siecle se sont efforcés de fournir des interprétations de l'essence de ce pro- cessus de « formation ». Hegel : Bildung et Travail La plus formelle de ces interprétations est celle qu'Hegel a donnée notamment dans sa Propédeutique philosophique, «formeI» signifiant ici à Ia fois théorique et unilatéral. Nous pouvons résumer comme suit sa pensée : Ia Bildung, c'est I'acces du « particulier» à 6. Novalis,Brieje und DokulIlenle, P: 366, éd. Wasmuth, Lambert Schneider, Heidelberg, 1954. 7. ln Gadamer, op. cil., p. 8. Réflexion Bildung et Bildungsroman dans le cercle concret des devoirs et des tâches, et de donner toute a mesure dans les limites d'une activité déterminée. L'époque, dit ~'un des personnages du livre, demande des «spécialistes ». Dans Ia Propédeutique, Hegel affirmait lui aussi que I'attachement à un métier particulier signifie pour I'individu « savoir se limiter, c'est- à-dire faire son métier totalement sien ». Par un retournement dialectique, cette autolimitation a un effet universalisant : une fois « fait sien », le métier « n'est plus uploads/Litterature/ bildung-et-bildungsroman 1 .pdf

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