Où est passé le théâtre de science-fiction ? Histoire et historiographie d’un g

Où est passé le théâtre de science-fiction ? Histoire et historiographie d’un genre inaperçu Romain Bionda 120 REVUE D'HISTOIRE DU THÉÂTRE Varia On ne trouve que rarement trace, dans l’histoire des arts, de l’existence d’un théâtre de science-fiction. Les œuvres pourtant ne manquent pas, dans lesquelles les thèmes et les motifs privilégiés par la SF sont mobilisés. Sans parler des spectacles visant à surprendre le public dans le sens du trouble ou de l’exaltation par le recours aux innovations techniques, aujourd’hui informatiques ou robotiques, auparavant téléphoniques ou télévisuelles, le théâtre s’est bien emparé d’éléments conjecturaux. L’inexistence du théâtre de science-fiction ne paraît donc pas être un fait artistique (les œuvres ne manquent pas), mais un fait discursif : on n’utilise pas le terme « science-fiction » pour en parler. Indépendamment des diverses définitions qui ont pu être données de la SF, il est en effet frappant qu’on n’hésite pas à qualifier de science-fictionnelle toute une partie de la production cinématographique et littéraire (même antérieure à l’apparition du terme1), alors que, lorsqu’il s’agit de théâtre, le terme « science-fiction » est largement délaissé au profit d’autres (anticipation, utopie/dystopie, post-apocalypse, etc.) – à la fois par les artistes, les critiques, les spectateurs et les historiens. Sans prétendre qu’elles suffisent à expliquer cet inemploi, nous nous risquerons à deux hypothèses : 1  La SF peut d’abord paraître difficilement théâtralisable : non pas en raison d’une éventuelle complexité technique (outre qu’on peut produire, depuis très longtemps, des effets spéciaux très perfectionnés sur scène, le théâtre s’accommode très bien du bricolage), mais parce qu’on considère générale­ ment la SF comme un genre présupposant un certain type d’adhésion des spectateurs au (monde) représenté, que le théâtre ne serait pas apte à garantir. 2  On identifie ensuite régulièrement le théâtre à un « art du présent » : depuis le début du XXe siècle, c’est ainsi qu’on a tendance à comprendre la « spécifi­ cité » du théâtre vis-à-vis de la littérature et surtout du cinéma. Or la SF aurait, croit-on souvent, pour objet le futur. Vu sous cet angle, le « théâtre de science-fiction » serait une manière d’oxymore, à l’impropriété pour ainsi dire définitoire. Nous explorerons ces deux hypothèses l’une après l’autre, non sans nous être confronté au préalable à la question du corpus. Au terme de notre parcours, nous verrons qu’il est possible que la SF jouisse aujourd’hui, à la faveur de déplacements conceptuels, de conditions favorables à une existence explicite et reconnue. Quel corpus ? Dans Machines à écrire (2010), Isabelle Krzywkowski formule une hypothèse puissante : Les machines vont entrer sur la scène théâtrale au tournant des années 1920, par le biais d’un projet tout à fait intéressant de transposition du récit d’anticipation sur la scène, au point que l’on peut se demander si la science- fiction ne s’élabore pas au théâtre avant de revenir au récit2. Les exemples célèbres de Gas II (1918/1919) de Georg Kaiser, de R.U.R. (1920) de Karel Čapek et de L ’ Angoscia delle macchine (1925) de Ruggero Vasari devraient suffire pour nous convaincre de la fortune théâtrale de la SF autour de 1920 en Europe [Fig. A et B]3. A R.U.R. de Karel Čapek, par The Theatre Guild, années 1920. D.R. B L’Angoisse des machines de Ruggero Vasari à Art et Action par L ’Assaut. Estampe. Graveur présumé : Vera Idelson, 1927. © Gallica, BnF. 122 REVUE D'HISTOIRE DU THÉÂTRE Varia Mais quid de ce supposé retour « au récit » ? On peut objecter immédiatement que la SF a fait fortune au cinéma, et ensuite que le théâtre n’est pas en reste. Dans son livre Science Fiction and the Theatre (1994), Ralph Willingham liste, pour la période qui court de 1830 à 1990, 328 pièces de SF4. En fait, Isabelle Krzywkowski ne dit pas que la SF déserte le théâtre en 1930, mais que celle-ci ne s’y élabore plus : le théâtre serait en quelque sorte à l’arrière-garde de la SF5. Ralph Willingham semble d’ailleurs trouver les pièces qu’il liste plutôt mauvaises, puisque son livre s’ouvre sur l’idée suivante : « In fact, the only link missing between theatre and science fiction is good dramaturgy » : the theatre has yet to produce a science fiction writer equal to achievements of Isaac Asimov, James Blish, Arthur C. Clarke, Walter Miller, Stanislaw Lem, Brian Aldiss, Ursula K. Le Guin, Philip K. Dick, or any of the other great names of science fiction narratives6. Ferait-on alors face à un corpus écrit colossal, s’étalant sur plus d’un siècle et demi, mais trop « mauvais » (Ralph Willingham) pour trouver le chemin des scènes, tandis que les seules pièces « innovantes » (Isabelle Krzywkowski) de ce corpus (celles des années 1920) auraient de leur côté mal vieilli ? Il faudrait alors s’assurer qu’il n’y a pas eu, avant 1920 et après 1930, de spectacles de SF réussis (et, par la même occasion, se demander à quoi ressemble au juste un « spectacle de SF »). Modulée différemment, l’idée se retrouve dans l’entrée « Theatre » de l’Ency­ clopedia of Science Fiction, où l’on peut lire dans sa version du 12 août 2018 : « Sf literature and theatre have much in common, as both rely heavily on the audience’s imagination, yet the two forms have rarely been combined in a significant dramatic work. » On ne sait alors pas si la responsabilité de la rareté des œuvres significatives est à chercher chez les (mauvais ?) auteurs, chez les (mauvais ?) metteurs en scène, ou chez les (mauvais ?) lecteurs ou spectateurs – ou encore si cette absence est due aux critiques et aux historiens (dédaigneux ? oublieux ?). On trouve en tout cas une proposition de corpus, qui se révèle étendu, diversifié et international : Although some scholars detect speculative elements in the plays of Aristophanes and even Shakespeare’s The Tempest (performed circa 1611 ; 1623), the earliest dramas with sf premises were adaptations. Richard Brinsley Peake’s Presumption, or The Fate of Frankenstein (first performed 1823 London) began a history of more than a hundred plays inspired by Mary Shelley’s novel Frankenstein, or The Modern Prometheus (1818 ; rev 1831). Adaptations of Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde (1886) appeared almost immediately after Robert Louis Stevenson’s novel was published. Jacques Offenbach’s opera Les Contes d’Hoffman (first performed 1881 Paris), based on stories by E.T.A. Hoffmann, includes an episode based on « Der Sandmann » (comprising volume one of Nachtstücke, 1816), in which a poet falls in love with a scientist’s mechanical doll. The first significant original plays appeared in the 1920s and 1930s7. Les œuvres citées après la mention des premières pièces « significatives » sont nombreuses : R.U.R., Back to Methuselah de Bernard Shaw (créé en 1922), Wings Over Europe de Robert Nichols et Maurice Brown (créé en 1928), La Punaise et 123 2019— II — № 282 Où est passé le théâtre de science-fiction ? Les Bains de Vladimir Maïakovsky (créés en 1929 et 1930), Béatitude (1934) et Ivan Vassilievitch (1935) de Mikhaïl Boulgakov, Peace in Our Time (1947) de Noël Coward, Twilight Bar d’Arthur Koestler (créé en 1946), Summer Day’s Dream de J.B. Priestley (créé en 1949), A Giant’s Strength et The Enemy Had it Too d’Upton Sinclair (créés en 1949 et 1948), Die Befristeten (créé en 1956) et Komödie der Eitelkeit (1934) d’Elias Canetti, Voyage vers demain (1950) de Tawfik al-Hakim, Visit to a Small Planet de Gore Vidal (créé en 1956), etc. Une périodisation peut être tentée : on apprend par exemple que « [t]he most noteworthy sf dramas since the 1960s have been those by professional playwrights employing familiar sf premises or iconography for non-sf purposes » et que « despite the failure of the 1972 Broadway musical Via Galactica […], sf spectaculars have appeared frequently since the early 1970s8. » À l’entrée « Théâtre » de l’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction (1972, 1984), Pierre Versins donne encore un autre visage à ce corpus : C’est Marivaux, L’Île des esclaves (1725), L’Île de la raison (1727) et La Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes (1729). C’est Claudel et La Ville (1893), mais passons. C’est Shaw (Retour à Mathusalem, 1921 ; et The Apple Cart, 1930). C’est Ionesco, Vian, Rezvani, et que vous faut-il de plus ? Tous les autres. À commencer par Eschyle et son Prométhée enchaîné (après 462 av. J.-C.) qui se situe tout entier « sur le sol d’une terre lointaine […] dans un désert sans humains », et où il est fait mention des Amazones et des Arimaspes. Concernant le XXe siècle, il liste en vrac : « Vladimir Nabokov, Karel Čapek, Marcel Aymé, Étiemble, Jean-Richard Bloch, Alfred Jarry, Slawomir Mrozeck, Friedrich Dürrenmatt, Samuel Beckett, Apollinaire, Armand Gatti, Charles Morgan, Audiberti, Jacques Spitz, Marguerite Duras et Vladimir Maiakovski ». L’article se termine avec la mention de Pollufission 2000 (1971) d’Éric Westphal 9. Les critères qui déterminent l’inclusion de ces auteurs parmi les dramaturges ayant écrit des utopies, des voyages extraordinaires uploads/Litterature/ bionda-theatre-de-science-fiction-2019.pdf

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