jeudi 19 mars 2020 1192 mots Le « Journal du confinement » de Leïla Slimani, jo

jeudi 19 mars 2020 1192 mots Le « Journal du confinement » de Leïla Slimani, jour 1 : « J'ai dit à mes enfants que c'était un peu comme dans la Belle au bois dormant » Par Leïla Slimani (Ecrivaine) [La romancière Leïla Slimani tiendra dans « Le Monde » son « Journal du confinement » le temps que dureront les mesures de restriction des déplacements. Un billet paraîtra tous les deux ou trois jours, sur notre site ou sur l'édition papier.] Jour 1. Cette nuit, je n'ai pas trouvé le sommeil. Par la fenêtre de ma chambre, j'ai regardé l'aube se lever sur les collines. L'herbe verglacée, les tilleuls sur les branches desquels apparaissent les premiers bourgeons. Depuis vendredi 13 mars, je suis à la campagne, dans la maison où je passe tous mes week-ends depuis des années. Pour éviter que mes enfants côtoient ma mère, il a fallu trouver une solution. Nous nous sommes séparés, sans savoir dans combien de temps nous nous reverrions. Ma mère est restée à Paris et nous sommes partis. D'habitude, nous remballons le dimanche soir. Les enfants pleurent, ils ne veulent pas que le week-end se finisse. Nous les portons, endormis, dans la cage d'escalier de notre immeuble. Mais ce dimanche, nous ne sommes pas rentrés. La France est confinée et nous restons ici. Je me demande si je n'ai pas rêvé. Ça ne peut pas être. Cela ressemble aux histoires qu'on invente à Hollywood, à ces films que l'on regarde en se serrant contre son amoureux. Tout s'est arrêté. Comme dans un jeu de chaises musicales. Le refrain s'est tu, il faut s'asseoir, ne plus bouger. Un, deux, trois, soleil. Tu as perdu, il faut recommencer. D'un coup, le manège a cessé de tourner. Il y a une semaine, je faisais encore la promotion de mon dernier roman. Je me réjouissais de rencontrer des lecteurs dans les librairies de France. Certains disaient, « Je vous fais la bise, ça n'a jamais tué personne », et d'autres se moquaient de moi quand je refusais les selfies ou les poignées de main. « On ne va quand même pas croire à ces conneries » , ai-je entendu. Il faut bien y croire puisque c'est là, puisque nous voilà cloîtrés, calfeutrés. Puisque jamais l'avenir n'a paru aussi incertain. Nous sommes confinés. J'écris cette phrase mais elle ne veut rien dire. Il est 6 heures du matin, le jour pointe à peine, le printemps est déjà là. Sur le mur qui me fait face, le camélia a fleuri. Je me demande si je n'ai pas rêvé. Ça ne peut pas être. Cela ressemble aux histoires qu'on invente à Hollywood, à ces films que l'on regarde en se serrant contre son amoureux, en cachant son visage dans son cou quand on a trop peur. C'est le réel qui est de la fiction. J'aime la solitude et je suis casanière. Il m'arrive de passer des jours sans sortir de chez moi et quand je suis en pleine écriture d'un roman, je m'enferme pendant des heures d'affilée dans mon bureau. Je n'ai pas peur du silence ni de l'absence des autres. Je sais rester en repos dans ma chambre. Je ne peux écrire qu'une fois mon isolement protégé. Le confinement ? Pour un écrivain, quelle aubaine ! Soyez certain que dans des centaines de chambres du monde entier s'écrivent des romans, des films, des livres pour enfants, des chansons sur la solitude et le manque des autres. Je pense à mon éditeur qui va crouler sous les manuscrits. « Chronique du coronavirus », « Quarante-cinq jours de solitude ». Je devrais me réjouir, tenter de tirer quelques pages de cette expérience folle. Mais je n'arrive pas à penser ni à écrire. Je ne parviens pas à me concentrer sur le livre que j'ai ouvert et qui traîne sur mon lit depuis des heures. Je regarde de manière compulsive les informations, je relis dix fois les mêmes articles, je cherche quelque chose mais je ne sais pas quoi. Je suis dans un état de sidération c'est-à- dire privée de mots, de sensations. Comme si j'avais reçu un coup de poing en plein visage et que j'essayais, lentement, de me relever. A la télévision, un homme qui était, j'en suis sûre, bien intentionné, a dit que nous étions tous à égalité face à cette épreuve et que nous devions nous unir. Mais nous ne sommes pas à égalité. Les jours qui viennent vont au contraire creuser, avec une cruauté certaine, les inégalités. Ceux qui ont peu, ceux qui n'ont rien, ceux qui pour qui l'avenir est tous les jours incertain, ceux-là n'ont pas la même chance que moi. Je n'ai pas faim, je n'ai pas froid, j'ai une chambre à moi d'où je vous écris ces mots. J'ai le loisir de m'évader, dans des livres, dans des films. Le matin, je fais classe à mes enfants, et pour l'instant nous gardons notre calme. Pour expliquer le principe du confinement, je leur ai dit que c'était un peu comme dans la Belle au bois dormant. Pour que la princesse ne meure pas en se piquant au doigt, les fées ont pris la décision de l'endormir, elle et tous ses proches, pendant cent ans. Nous aussi, nous allons devoir prendre du repos, rester chez nous et un jour, tout comme le prince sauve la belle d'un baiser, nous pourrons nous embrasser à nouveau. Nous rêvions d'un monde où on pourrait, depuis son canapé, regarder des films, lire des livres, commander à manger. Nous y voilà, ne bougez plus, vos vœux sont exaucés. Mon fils demande : « C'est parce que la planète est fatiguée ? » . Oui, lui dis-je, tu dois avoir raison. Cette pauvre planète est épuisée, elle prend sa revanche, elle nous assigne à résidence. Comment s'empêcher de voir, dans ce qui nous arrive, une certaine ironie ? Celui qui écrit cette pièce à huis clos ne manque pas d'humour. Monde de solitudes, nous voilà esseulés. Monde de virtualité, nous voilà réduits à n'exister, à ne nous parler, à n'interagir qu'à travers des écrans. Monde inhospitalier, nous voilà enfermés. Nous rêvions d'un monde où on pourrait, depuis son canapé, regarder des films, lire des livres, commander à manger. Nous y voilà, ne bougez plus, vos vœux sont exaucés. Il y a dix jours nous scandions « on se lève et on se casse. » Mais il n'y a plus, à présent, nulle part où aller. Mon fils est assis à la table de la salle à manger. Je lui apprends l'imparfait. « C'est quand on parle d'autrefois. » Et le futur. « Pour ce qui arrivera demain. » Je regarde ses petits doigts glisser sur la feuille et quelque chose, dans son application, dans son souhait de bien faire, me serre le cœur. Je me rends compte que je ne sais plus faire de multiplications. Je ne l'avoue pas et je cache mon portable sous la table pour utiliser ma calculatrice. Aujourd'hui, j'ai proposé un exercice. « Faites un portrait du coronavirus » et mes enfants ont dessiné des monstres colorés, aux yeux rouges et aux doigts couverts de griffes. « On l'aime ce virus. C'est quand même grâce à lui qu'on est en vacances. » Le Monde (site web) idees, vendredi 20 mars 2020 - 18:28 UTC +0100 880 mots Leïla Slimani : « En ces temps de solitude et de mélancolie, Francis Scott Fitzgerald est un merveilleux compagnon » Leïla Slimani Dans le second article du journal qu’elle tiendra dans « Le Monde », la romancière revient sur l’histoire littéraire de la grippe espagnole. [La romancière Leïla Slimani tiendra dans « Le Monde » son « Journal du confinement » le temps que dureront les mesures de restriction des déplacements. Un billet paraîtra tous les deux ou trois jours.] Francis, le magnifique. Hier, un de mes amis m’a envoyé une lettre qu’aurait écrite le romancier américain Francis Scott Fitzgerald dans les années 1920, alors qu’il était installé dans le Sud de la France. Le pays est alors en pleine quarantaine. La grippe espagnole fait rage, les morts se comptent par milliers. Dans cette lettre, adressée à une certaine Rosemary, l’auteur a ce ton léger qu’on lui connaît, cette délicieuse distance qui fait le charme de son œuvre. Il observe les feuilles mortes dont le bruit, en tombant, lui rappelle des notes de jazz. Il contemple la rue et les places vides, la ligne des nuages à l’horizon et concentre son attention sur une lumière lointaine, en souhaitant des jours meilleurs. Mais Fitzgerald ne serait pas Fitzgerald sans son humour désabusé, sans cette tendance à l’autodestruction qui lui a gâché la vie. « Même les bars sont fermés, comme je l’ai dit à Hemingway, qui m’a donné un coup de poing dans l’estomac. Je lui ai alors demandé s’il s’était lavé les mains. Zelda et moi avons stocké de quoi tenir un mois, du vin rouge, du whisky, du rhum, du Vermouth, de l’absinthe, du vin blanc, du sherry, uploads/Litterature/ le-journal-du-confinement-leila-slimani.pdf

  • 38
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager