BOISDEFFRE, P. Métamorphose de la littérature. II - De Proust à Sartre. Paris:

BOISDEFFRE, P. Métamorphose de la littérature. II - De Proust à Sartre. Paris: Éditions Alsatia, 1963. “Si 1940 reste une date douloureuse dans l’histoire de la conscience française, c’est de 1944 qu’il faut dater l’apparition au grand jour de la littérature française du demi-siècle, née vers 1930, avec les premières œuvres de Mauraux, de Céline et, à la veille de la guerre, de Jean-Paul Sartre (la Nausée, 1938).” (p. 9) “La mort au combat d’un Jean Prévost, d’un Saint-Exupéry, le procès de Maurras, l’exécution de Brasillach donnaient soudain à « l’engagement » le l’écrivain une signification tragique. On demandait à la littérature un témoignage, à l’écrivain un exemple. On vénérait ceux qui avaient su | parler pour tout um peuple.” (pp. 9-10) “Cette « nationalisation de la littérature » cachait pourtant bien des contradictions. Le grand poete national — Louis Aragon — était comuniste. Picasso régnait sur le premier Salon d’Automne, placé sous le signe de la Renaissance française, et Sartre invitait les masses à vénérer l’art abstrait. Dans cette confusion tumultueuse qui fit la fortune des éditeurs (on n’avait jamais tant publié), un mot de passe semblait le « Sésame, ouvre-toi », de la nouvelle littérature : l’existentialisme. Que cachait ce vocable? Techniquement, l’existentialisme (celui de Heidegger) est une philosophie tournée vers le concret, un effort pour expliquer l’homme par sés manifestations, une ontologie appuyé, non plus sur les causes premières, mais sur les phénomènes. A la notion de nature humaine universelle, il oppose donc des conditions particulières et contingentes. Ce courant en a rejoint un autre, dont les origines sont plus lointaines (St. Augustin, Pascal, Kierkegaard,Max Scheler) et les préoccupations plus intérieures. Ces deux tendances (dont l’une aboutit à l’athéisme sartrien, l’autre aux existentialismes chrétiens) s’accordent pour faire prédominer le faire sur l’être et pour definir l’homme comme l’être par qui les valeurs existent. Par ailleurs, l’existentialisme devenait une mode... L’humanisme classique se trouvait rejeté. Il ne s’agissait plus de savoir: « Qu’est-ce que l’homme? » | mais: « Que peut un homme? » Mauraux l’avait dit dês 1926: « Pousser à ‘extrême la recherche de soi-même, c’est tendre À l’absurde ». Il fallait tenir ce pari, montrer que l’homme peut trouver en lui-même sa propre transcendence, dépasser sa condition. « Je me revolte, donc je suis. » La littérature devenait un acte: il fallait prendre parti, s’engager. Au problème moral, Malraux donnait pour solution l’heroïsme, cette « fraternité virile », Sartre l’« authenticité », Camus une « sainteté absurde ». A la condition humaine, pas d’autre réponse que l’action, fût-elle sans but. Puisque Dieu était mort, l’homme devait prendre sa place, se rendre maître d’une histoire qui le diviniserait.” (pp. 10-11) “C’est [Sartre] un écrivain sans Grace, sans style, mions prophétique que critique, « un Taine qui | e^t été en même temps Zola », et qui a développé son œuvre autour d’une liberte déifiée. D’où la contradiction qu’on peut relever entre le caractere souvent nauséabond de son investigation romanesque et sés ambitions éthiques, entre un ressentiment érotique envers les choses et sés convictions « humanistes ». Si les polémistes et le dramaturge sont de premier ordre, le romancier n’est pas encore parvenu à incarner une liberte dont il a fait un absolu. Et le philosophe a fini par rentrer, nolens volens, dans l’orbite marxiste.” (pp. 12-13) “A une époque désaxée, mais avide de certitudes, Sartre offrait une table de questions et de réponses d’une logique vigoureuse, et si son œuvre parut d’abord exactement accordée aux besoins de son temps, c’est qu’elle témoignait d’une extraordinaire cohérence dodactique. Pourtant, son expérience humaine est pauvre; moins riche que celle de Malraux, moins profonde que celle d’Anouilh ou de Camus. Sa réflexion traduit moins une recherche originale qu’une pédagogie habile à utiliser des thèmes fouillés par d’autres qu’elle excelle à vulgariser. Sa morale est en | opposition presque constante avec une vision instinctive quasi-animale, physiologique de l’existence. Le romancier manque à un point incroyable d’imagination et son style est sans grâce et sans éclat. La liberte qu’il nous propose, contre les Dieux, contre l’Histoire, contre les États, la société, la famille et toutes les structures, n’est pas dépourvue de grandeur. Mais elle n’a que la force d’une raison glacée. Niant toute hiérarchie entre les êtres comme entre les actes humains, elle reste impuissante à modifier le cours du destin: assomption tragique d’une existence qu’elle s’avère incapable de racheter. Enfin, chacun a pu constater depuis quinze ans l’inefficacité d’un écrivain qui prêchait « l’engagement »: des prises de position courageuses, mais souvent aventurées, ne suffisent pas à definir une ligne d’action, encore moins une politique.” (pp. 241-242) “Ceux qui se cachent leur totale liberte, Sartre les appelle des lâches. (Le lâche será, par exemple, celui que se fera tuer au combat par devoir, celui qui será fidèle à sa femme par respect du contrat conjugal.)” (p. 251) “Ceux qui croient que leur existence est nécessaire, Sartre les appelle des Salauds. (Est un salaud | celui qui s’imagine que le monde puísse être sauvé par la volonté d’un Dieu.)” (pp. 251-252) “Toute l’œuvre romanesque de Sartre semble hantéepar l’obsessiond’un monde pourri, décomposé, moisi, | aux sécrétions écœurantes, aux proliférations monstrueuses, une sorte d’enfer biologique, aux chambres closes, plein d’intimités sordides, de pollutions nocturnes. Cette contagion gluante, cette sexualité informe, partout présente, imposent leur marque ineffaçable à la vision de Sartre. Sa philosophie a pu s’accorder d’instinct à cette vision: elle n’a pu la créer. On en trouve la preuve dans sa première nouvelle, écrite à dix-huit ans [...].” (pp. 253-254) “Cette psychanalyse de l’existence forme le sujet de « la Nausée ». Son héros, Roquentin, n’est sans doute qu’un individu, mais c’est l’existant à l’état pur, celui que la vie prend à la gorge. Avant de se retirer à Bouville pour y poursuivre sés recherches sur le marquis de Rollebon, il a voyagé, il a eu des « expériences » et l’action l’a comme anesthésié. Mais main|tenant, il est Seul, sans amis, sans amours; l’existence le guette, le prend au piège, s’installe en lui comme couleurs bizarres, une impression d’étrangeté le ronge, sa tête tourne — et sés rêves indiquent une désadaptation totale. Les « autres » continuent à vivre comme s’ils ignoraient ce mal, et Roquentin ne sait même pas si c’est lui qui est absurde ou la vie qui est grotesque. Ses propres membres lui font peur: sa main, vivant comme un crabe, son corps tiède, sa salive sucrée, quelle horreur! Bientôt, Roquentin s’explique cettee « aveuglante évidence »; ce n’est ni un accident, ni une maladie, « c’est moi » [...]” (pp. 254-255) “La nausée est une expérience charnelle: une couleur, un odeur, un suint que suggère à Roquentin fascine la contemplation d’une racine.” (p. 256) “Désormais, tout est fichu pour Roquentin. Ni les exemples des autres — les Salauds — ni l’amitié douteuse de l’Autodidacte, pas même la rencontre de sa maîtresse ne pourront l’arracher à sa solitude, à son existence vide et creuse. Il va revenir parmi les proliférations mortes des villes, marcher, manger, dormir, se survivre, exister lentement « comme ces arbres, comme une flaque d’eau ». Quelques minutes d’extase, | quelques « moments parfaits », de beaux souvenirs... un instant, Roquentin s’est conçu comme une transcendance, puis, três vite, il est retombé dans l’en-soi, dans la facticité de toutes ces choses amorphes, grasses e molles.” (pp. 256-257) “Ce milieu — dans lequel il est né, avec lequel il a vécu —, Sartre met à le décrire un humour sardonique, doublé d’une insigne mauvaise foi. Cette eau-fort à la Daumier qu’est, dans « la Nausée », la visite au Musée de Bouville — un des grands morceaux de notre littérature, digne de Swift ou de Rabelais, — pêche pourtant par quelques excès. La détestation d’une société de pharisiens, de marchands et de Pilates anime l’évocation savoureuse des « grands hommes » de Bouville; le ricanement tourne bientôt à l’apostrophe haineuse — « Adieu beaux lys... adieu Salauds ». Sartre n’est d’ailleurs pas plus tendre pour « l’humaniste de gauche », fût-il communiste, que pour la bourgeoisie bien-pensante. Son Autodidacte est un résistant avant la lettre: comme Rousset, comme Vercors, il a appris à « croire dans les hommes » au camp de concentration. Mais son amour de l’humanité a un sens tout spécial [L’Autodidacte aime les hommes d’un peu trop près.]. Il ne s’agit certainement pas d’un hasard. L’Autodidacte est inscrit à la S.F.I.O. Envers l’humaniste de gauche (type Guéhenno) Sartre redouble de sarcasmes: [...] | C’est que cet humanisme est, comme la religion, l’art ou la philanthropie, une fausse médiation entre l’homme et le monde, un alibi. Plus tard, soucieux de nous montrer que l’existentialisme est aussi un humanisme, Sartre lui donnera le contenu d’une invention perpétuelle, d’une liberte en action.” (pp. 265-266) “Il reste à definir la technique, qui tient une place essentielle dans les préoccupations romanesques de Sartre. Dans ses premières romans, il écrivait fortement, brutalement, sans souci excessif du style ou de la composition, mais sans s’écarter notablement — sinon par le uploads/Litterature/ boisdeffre-p-metamorphose-de-la-litterature 1 .pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager