La présence et le fonctionnement de l’absence dans le Nouveau Roman 59 Czesław

La présence et le fonctionnement de l’absence dans le Nouveau Roman 59 Czesław Grzesiak Université Marie Curie-Skłodowska La présence et le fonctionnement de l’absence dans le Nouveau Roman Introduction Le Nouveau Roman, qui apparaît dans les années cinquante du XXe siècle, est né en opposition au roman traditionnel, appelé couramment « balzacien ». Il se caractérise par le refus de certaines structures traditionnelles du récit, notamment de l’intrigue, des significations psychologiques, morales et idéologiques, des conventions pseudo- réalistes, de l’attitude omnisciente du narrateur et de ses certitudes face au monde et à l’homme ; à cela, nous pouvons ajouter encore la décomposition et la dégradation du personnage, l’indétermination et le rétrécissement du cadre spatio-temporel, le caractère discontinu et lacunaire du récit, ainsi que la naissance de l’écriture et de la fiction à partir d’un vide, d’un rien. Ainsi, le Nouveau Roman peut être traité comme un récit de nombreuses ab- sences, à tous les niveaux possibles. Notre objectif est donc de signaler les lacunes les plus importantes, en déterminant leurs formes et en montrant leur fonctionnement. Nous le ferons en comparaison avec le roman traditionnel, c’est-à-dire balzacien, car les nouveaux romanciers se réfèrent toujours implicitement à ce type de roman. Étant donné que cette problématique est très vaste, notre propos ne consistera qu’à évoquer les exemples les plus évidents pour illustrer les principales formes de l’absence chez les principaux représentants du Nouveau Roman. 1. Le refus de l’intrigue et le changement de thématique Le romancier traditionnel, pour attirer l’attention et l’intérêt du lecteur, essaie de racon- ter une « histoire » attachante, vécue par des personnages intéressants, avec un sujet plus ou moins bien défini et une ou plusieurs intrigues qui, dans la partie finale, sont successivement dénouées. On cite d’habitude Balzac comme un des maîtres du roman traditionnel, parce qu’il a étudié avec précision de nombreux milieux (le monde de la justice, de la finance, de la presse, du clergé, des paysans, de l’aristocratie, etc.) et mis au jour les mécanismes secrets de la société de son époque. En outre, le romancier tra- ditionnel nous conte d’habitude des histoires d’aventures, de passions, de mœurs, etc., Quêtes litt éraires nº 1, 2011 Czesław Grzesiak 60 et ces histoires concernent généralement la vie d’un individu, d’une famille (souvent même sur plusieurs générations), d’un milieu social ou de toute une société. La situation est diamétralement opposée dans le Nouveau Roman. Celui-ci, conformément à son programme, rejette tout d’abord l’intrigue. Si l’on trouve en- core des intrigues, elles sont de plus en plus floues et, à vrai dire, sans importance. D’ailleurs, A. Robbe-Grillet, dans son essai intitulé Pour un nouveau roman, sou- ligne la constante désagrégation de l’intrigue et, à cette occasion, il avoue : « autrefois le romancier était celui qui savait raconter une histoire », tandis qu’à l’époque du Nouveau Roman « raconter est devenu proprement impossible » (1963 : 29). Jean Ricardou (principal théoricien du Nouveau Roman), en parlant du roman contempo- rain, ajoute : « Le roman n’est plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écri- ture » (1967 : 111). En effet, l’essentiel du propos du nouveau romancier réside dans le travail de l’écriture même. C’est pourquoi, dans la plupart des nouveaux romans, il y a un ou plusieurs écrivains qui sont aux prises avec l’écriture1 ; ils écrivent un livre et, en même temps, commentent leur activité créatrice. Ainsi, avec le Nouveau Roman, nous avons l’occasion de voir le cabinet de travail de l’écrivain. Nous pouvons donc observer comment il écrit, comment le texte prend forme sous sa plume, quels problèmes lui pose l’écriture, comment il se débat avec son texte et essaie les différents moyens, comment il se corrige et donne diverses versions. Tous ces problèmes apparaissent dans la création romanesque de Samuel Beckett, Michel Butor, Nathalie Sarraute et surtout dans tous les textes en prose de Robert Pinget. 2. La mise en question de la représentation ; le recours aux souvenirs, à l’imagination et à une logique approximative Selon la doctrine réaliste, le romancier doit se faire « l’historien du présent » (Jules et Edmond de Goncourt). Sa tâche consiste non seulement à observer la réalité, mais aussi à la comprendre en profondeur et à la refléter au moyen d’un style accessible à l’ensemble des lecteurs. Le Nouveau Roman introduit une nouvelle doctrine que Claude Simon résume et proclame solennellement dans son Discours de Stockholm, prononcé en 1985, lors de la remise de son prix Nobel de littérature, en assignant au romancier le rôle suivant : « Non plus de démontrer, donc, mais montrer, non plus reproduire, mais produire, non plus exprimer mais découvrir »2, ce que d’ailleurs le public averti et la plupart des critiques savaient depuis vingt ans. Au début de sa création romanesque, C. Simon avait encore cru qu’il était possible de reconstituer un ensemble de choses vécues à partir de quelques éléments du sou- venir, de ce qu’on pouvait savoir de la vie des autres ; autrement dit, il était possible de 1. A ce propos, voir la monographie de Grzesiak C. 2001. Les personnages-écrivains aux prises avec l’écriture dans l’œuvre romanesque de Robert Pinget. Lublin. Wydawnictwo UMCS. 2. Constatation citée par Brunel (2005 : 172). La présence et le fonctionnement de l’absence dans le Nouveau Roman 61 reconstituer un passé (cf. Le Vent porte le sous-titre : tentative de reconstitution d’un retable baroque), sinon, au moins, un fragment de ce passé. En réalité, cette tentative s’est avérée impossible. Depuis Le Vent (1957) et surtout dans La Route des Flandres (1960), nous sommes témoins de la mise en question de la représentation. En quoi consiste ce phénomène ? Comment se manifeste-t-il ? Pour répondre à ces questions, il suffit de se référer au contenu de La Route des Flandres. Après la débâcle de 1940, les principaux personnages de ce roman (Georges, Blum, Iglésia et Wack) se retrouvent dans un camp de prisonniers de guerre. Pour combattre leur désespoir et oublier leur misérable condition de vie, ils essaient de reconstruire, bribe par bribe, l’histoire entière de leur capitaine de Reixach et dévoiler ainsi le mystère qui couvre sa mort. A-t-il été vraiment tué par l’ennemi ? Ou s’est-il laissé tuer ? S’il s’est laissé tuer, quelle en fut la raison ? Voilà l’énigme ! Pour résoudre cette énigme et pour parvenir à la vérité, les quatre cavaliers se mettent à reconstituer le passé de leur commandant. Ils ne parviennent pourtant pas à une réponse unique et satisfaisante. Finalement, au lieu de cerner la vérité, ils bâtissent toute une légende autour de leur chef. Ils aboutissent à deux versions pos- sibles, mais pas tout à fait achevées et claires. Ils ont le choix entre deux hypothèses : en bon officier respectueux des traditions de sa caste, le capitaine de Reixach n’a pas voulu survivre à la défaite ; ou bien, trahi par sa jeune femme Corinne qui, depuis des années le trompait avec le jockey Iglésia, il s’est muré dans un silence hautain et a choisi la première occasion de mourir sous les yeux de celui qui lui avait enlevé sa femme. La rencontre de Georges (le narrateur) avec Corinne, après la guerre, se présente comme un dernier espoir de certitude. Mais Corinne, niant qu’elle ait été la maîtresse du jockey, met en doute toute la version établie par Georges et ses compa- gnons. A partir de là, l’incertitude se généralise et le doute l’emporte. Comme nous le voyons, La Route des Flandres dénonce parfaitement le mythe de la représentation. Il reste pourtant un problème à résoudre : d’où viennent les diffi- cultés qui rendent cette représentation impossible ? Elles sont, en principe, d’ordre épistémologique et psychologique. Georges en tant que narrateur ne peut rendre la réalité et parvenir à la vérité, parce que chaque participant de l’histoire n’a qu’une connaissance fragmentaire de cette histoire, et cela pour deux raisons : il ne l’a que partiellement vécue ; et même présent, il a souffert de défaillances de la perception – il a gardé des images incomplètes, des paroles mal saisies, des sensations mal défi- nies. D’ailleurs, la mémoire a aussi des trous. Comment donc reconstituer en un tout cohérent ce qui n’est que « bribes dispersées » dans la conscience de ceux qui ont vécu ces fragments d’histoire ? Conscients de ces difficultés, les futurs narrateurs essaieront de les surmonter. Pour reconstituer une « histoire », ils se serviront de deux « armes » (moyens) : ils vont recourir à l’imagination et à une logique approximative. Cette nouvelle démarche est déjà tout à fait visible dans La Bataille de Pharsale (1969) du même Claude Simon. Dans ce roman, le narrateur, avide de savoir, entre- prend un voyage en Grèce pour y retrouver le lieu de la fameuse bataille où, en 48 Czesław Grzesiak 62 avant Jésus Christ, Pompée fut vaincu dans un champ de Thessalie. Cette bataille, paraît-il, décida du sort de Rome et du monde méditerranéen. Le voyage du narra- teur peut être donc considéré comme un retour aux sources. Or, si uploads/Litterature/ la-presence-et-le-fonctionnement-de-l-x27-absence-dans-le-nouveau-roman.pdf

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