Borges depuis la France1 Juan Moreno Blanco Universidad del Valle Résumé Nous s
Borges depuis la France1 Juan Moreno Blanco Universidad del Valle Résumé Nous souhaitons rendre visible un aspect du caractère historique de la réception de l’œuvre littéraire de Jorge Luis Borges : son accueil dans le domaine culturel français. Nous partons du postulat que ce dernier est dû à l’heureuse coïncidence de l’excentricité culturelle borgésienne avec l’excentricité culturelle française dans les années 40 y 50. Nous proposons l’apparition d’une tradition excentrique rendue possible par une écriture et une lecture interculturelles. Mots clé Jorge Luis Borges ; littérature latino-américaine ; réception interculturelle ; tradition excentrique ; caractère historique de la réception Au fur et à mesure que [Octavio] Paz découvrait sa poésie, il découvrait en même temps le besoin d’explorer son monde sous un œil critique, ainsi que celui de créer par lui-même cet espace intellectuel dont l’absence dans les lettres hispano-américaines fait cruellement défaut. […] Puisque le vrai producteur d’un texte n’est pas son auteur mais le lecteur, chaque lecteur devient tous les auteurs. Nous constituons un seul et même ensemble. Cette intuition, qui permet de proposer une poétique de la lecture, contient plus de trente ans de spéculations partielles de ce penseur délibérément fragmenté qu’est Borges. Pour être discutée et étudiée avec la rigueur nécessaire au niveau international, il a fallu que cette poétique soit reconnue par la critique française. Voilà une nouvelle preuve de l’absence de cet espace intellectuel dans la culture latino-américaine auquel Octavio Paz fait référence. Emir Rodríguez Monegal (1976: 29,37-38) Borges, ce créateur de génie qui s’est imposé dans le panorama de la littérature du XXe siècle comme une référence obligée, nous a légué une dette personnelle, un dette dont nous ne pouvons échapper : la compréhension de son message restera à nos yeux à jamais approximative. Insaisissable car tellement vaste, tel est le sentiment que nous laisse le sens de son œuvre. Notre lecture sera toujours marquée par notre propre contingence, qui ne saurait se mesurer à celle de l’écriture de cet Argentin. Borges a su nous montrer que même si une langue est une tradition, nous ne saurions nous limiter à notre propre langue. Nous avons surtout droit à envisager l’accès à toutes les traditions existantes, tel est le message de Borges. Cette simple idée est déjà 1Cet essai fait partie des résultats de la recherche homonyme approuvée par l’organisme chargé de la direction et la promotion de la recherche à l’Université del Valle, menée par l’auteur en 2006. 1 démesurément ambitieuse mais nous constatons avec étonnement qu’elle a pris forme en lui, qu’il l’a transformée en œuvre et qui plus est, en legs pour ses lecteurs. Comment comprendre cette leçon ? Nous pouvons peut-être commencer par observer comment l’œuvre de Borges s’est insérée dans l’interculturalité, traversant tout naturellement les frontières culturelles et linguistiques. Le caractère cosmopolite et universel de Borges peut être compris sous diverses formes. Nous acceptons d’emblée la lecture d’Octavio Paz qui affirme que celui-ci est une conséquence de l’excentricité latino-américaine : L’universalité de Borges émerveille les européens. Or, aucun n’a souligné que ce caractère cosmopolite n’était ni pouvait être autre chose que le point de vue d’un latino-américain. L’excentricité latino-américaine est en soi une excentricité européenne, c’est-à-dire une autre forme d’être occidental. Une forme non-européenne. Tout en faisant partie de la tradition européenne et simultanément en dehors d’elle, le latino-américain peut percevoir l’Occident comme un tout et délaisser la vision, fatalement provinciale, d’un Français, d’un Allemand, un Anglais ou un Italien. (…). Le vrai débat ne devrait pas être l’absence d’américanité chez Borges mais d’accepter une fois pour toutes que son œuvre exprime une universalité implicite en Amérique latine depuis son avènement2. La singularité de l’œuvre borgésienne serait alors marquée de son origine excentrique par rapport aux particularités nationales européennes. Telle affirmation permet toutefois d’entrevoir d’autres questions. Par exemple, pourquoi Borges et seulement lui en Amérique latine, nous a donné accès à cette excentricité qui lui a ouvert un tel éventail d’horizons ? 3 Une autre manière de comprendre la singularité borgésienne est celle empruntée par Mario Vargas Llosa, qui tente d’établir la différence entre Borges et les autres écrivains contemporains. Curieusement, le trait le plus significatif qu’identifie le Péruvien dans l’œuvre borgésienne, par rapport aux autres écrivains contemporains tels que lui-même, est sa relation avec l’Histoire : Peu d’écrivains sont plus éloignés que Borges de ce que mes démons personnels m’ont poussé à être par l’écriture : un romancier intoxiqué par la réalité, fasciné par l’histoire qui se fait autour de nous et ce passé qui pèse encore avec force sur l’actualité. 4 Pour moi il représentait, de façon chimiquement pure, tout ce que Sartre m’avait appris à détester : l’artiste évadé de son monde et de l’actualité dans un univers intellectuel d’érudition et de fantaisie; l’écrivain dédaigneux de la politique, de l’histoire et même de la réalité (…).5 Si nous tenons compte des apports de Paz et de Vargas Llosa, Borges est Borges du fait d’être relié à l’excentricité latino-américaine, mais curieusement, ceci ne serait pas le corollaire de l’intérêt de Borges à l’Histoire ou à son entourage historique. Borges se trouve t’il en dehors de « l’Histoire » ? 2 PAZ, Octavio. El arquero, la flecha y el blanco. “Vuelta” N° 117, août 1986. Traduction de l’auteur. 3 Il est possible qu’un autre auteur latino-américain fasse preuve d’une telle excentricité, le Colombien Nicolás Gómez Dávila. 4VARGAS LLOSA, Mario. Un demi-siècle avec Borges, Edition de l’Herne, 2004, p. 7 5Ibid., p. 42. 2 Est-ce cette non-appartenance qui le fait être ce qu’il est ? L’externalité de Borges par rapport à l’historique devient alors cette énigme que devons élucider. Il est probable que nous n’arrivions pas à la résoudre. Du moins aurons-nous commencé à explorer ses caractéristiques spécifiques. Lire Borges est une expérience inscrite dans l’Histoire. Ceci suffirait à délaisser l’idée de que Borges est a-historique. Cependant, nous nous devons de regarder cette expérience de plus près afin de pouvoir ancrer définitivement l’écrivain lui-même dans l’Histoire. Nous commencerons par souligner que, pour nous Latino-Américains, c’est un orgueil que Borges soit Latino-américain. Comme le souligne Vargas Llosa, le lecteur vit cet orgueil aussi intensément que le vit l’écrivain qui lit Borges : « Pour l’écrivain latino-américain, Borges a représenté la rupture d’un certain complexe d’infériorité qui, de façon inconsciente, bien sûr, l’empêchait d’aborder certains sujets et l’enfermait dans un horizon provincial ». 6 A partir de quel instant le lecteur et l’écrivain latino-américains commencent-ils à reconnaître la valeur de l’œuvre de Borges ? Il suffit de rappeler que ce n’est pas lors de la publication de son premier livre Fervor de Buenos Aires en 1923, ni lors de celle ses ouvrages postérieurs, ni non plus dans le courant des décennies suivantes, que Borges est lu ou assimilé en Argentine ou en Amérique latine. Voilà une problématique importante, qui nous permet de comprendre la complexité de l’insertion historique de la figure borgésienne. L’émergence de Borges ne peut être reliée à un simple événement, ni elle peut être perçue comme tel, car Borges n’a tout simplement pas été reconnu par les lecteurs de son milieu culturel e historique immédiat7. Son entourage n’était pas prêt pour le reconnaître ou pour le lire. Quelles ont donc été les circonstances qui ont permis de rendre l’écrivain visible ? Borges a vécu une situation similaire à celle de William Faulkner : pour être apprécié dans son propre pays, il a dû d’abord être reconnu en France. Paradoxalement (ou peut-être pas ?) la France nous a légué Borges, nous avons reçu Borges depuis la France. Comment cela est-il possible ? Il est aisé d’accepter que la France a « découvert » Borges, de la même façon qu’elle l’a fait avec Faulkner. C’était une époque où la France imposait ses goûts. Qui était visible en France, devenait visible partout ailleurs. 6Ibid., p. 44. 7Même si Borges a bien été accepté en Argentine au moment de l’apparition de son œuvre, cette reconnaissance était minoritaire ou plutôt d’ordre « aristocratique ». Quand nous évoquons la réception de l’œuvre borgésienne, nous pensons plutôt à l’absence de critique et d’une lecture analytique, plutôt qu’à l’admiration que celle-ci a pu susciter. Nous faisons également référence à la formation d’un lectorat, tout comme le fait le propre Borges lors d’un entretien avec Jean de Milleret : « Si mes œuvres n’avaient pas été traduites au français, je pense que personne, ailleurs, n’aurait songé à le faire. (…) Les éditeurs de Londres, New York, Munich ou Rome n’auraient jamais envisagé de me traduire s’il n’y avait pas eu la traduction française qui les a précédés ». Entrevistas con Jorge Luis Borges, Monte Avila Editores, 1970 {1967}, pp. 45- 46. Traduction de l’auteur. 3 L’enthousiasme fut œcuménique : du Figaro au Nouvel Observateur, des Temps modernes, de Sartre, aux Lettres françaises, d’Aragon. En ces années-là, il en allait encore ainsi de la culture : la France légiférait, le reste du monde obéissait ; les Latino-Américains, les Espagnols, les Américains, les Italiens, les Allemands, etc., se sont mis, à la remorque des Français, à lire Borges8. Il uploads/Litterature/ borges-depuis-la-france.pdf
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- Publié le Apv 08, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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