10/12/13 15.13 L'auteur, le livre et le lecteur dans les travaux de Pierre Bour

10/12/13 15.13 L'auteur, le livre et le lecteur dans les travaux de Pierre Bourdieu | Bulletin des Bibliothèques de France Pagina 1 di 6 http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2003-02-0082-001 Bulletin des Bibliothèques de France ISSN 1292-8399 Odile Riondet (biographie) L'auteur, le livre et le lecteur dans les travaux de Pierre Bourdieu Pierre Bourdieu a-t-il quelque chose à dire aux bibliothécaires dans le cœur de leur profession, dans la relation au livre ? Comment aborde-t-il cette question ? Nous aurions pu revenir ici sur ce qu’il a écrit de la reproduction du goût artistique et de la fréquentation des lieux culturels officiels, ou de la formation (de la déformation ?) scolaire. Mais on ne parle alors que de l’extériorité du lecteur, de son profil social. Or, Pierre Bourdieu a aussi travaillé sur la littérature. C’est cet angle d’approche qui a été choisi. Pourquoi ce choix ? Parce que le livre, tout comme l’acte d’écrire et celui de lire, sont les réalités des bibliothèques. Parce que Pierre Bourdieu lui-même mettait au centre de son œuvre la raison pratique. C’est donc une forme de respect que d’exiger de sa pensée une mise en lumière du quotidien. Mais n’est-ce pas mal traiter un auteur de sociologie que de lui appliquer des catégories de pensée qui ne sont pas les siennes ? Car ces notions (auteur, livre, lecteur) n’appartiennent pas à la sociologie. Leur combinaison, leur ordre même est une référence explicite à l’analyse littéraire, notamment à l’analyse de la réception, et plus précisément encore aux travaux de Hans-Robert Jauss et à l’École de Constance. Or, Pierre Bourdieu était un sociologue. Mais un sociologue parlant, à sa manière, de l’auteur, du livre, du lecteur. Alors, l’interpeller sur ces catégories littéraires est un juste retour des choses, une règle nécessaire aux bonnes relations entre les disciplines. Car lorsque les sociologues se préoccupent d’analyse littéraire avec leur regard extérieur à la littérature, ils légitiment par là même la démarche inverse : et si l’analyse littéraire se préoccupait de la manière dont le sociologue examine la littérature ? La vision de la parole et de l’écrit chez Pierre Bourdieu De la parole à la littérature Avant l’écrit, il y a la parole. Il y a les mots : ceux que l’on profère spontanément, leur diction, leur niveau sonore. Les mots qui se sont gravés en nous lorsque les adultes entourant notre première enfance les ont prononcés, ont rendu exemplaire « ce qui se dit » et « ce qui ne se dit pas ». Nous avons alors construit à travers eux ce qui restera pour nous la manière la plus sûre d’utiliser la langue. Or, dans les faits, il y en a plusieurs. Laquelle avons-nous apprise : celle qui est constituée en norme ou une autre ? Pour les linguistes, il y a la langue (le système grammatical objectif, partagé par ceux qui la parlent) et la parole (la manière dont nous utilisons la langue pour une expression propre). Pour le sociologue, la langue est une fiction. On n’utilise pas le lexique ni la syntaxe de la même manière en fonction de sa position sur l’échelle sociale. Les classes sociales « dominantes » ont peut-être plus de « compétences », mais surtout une certaine manière d’utiliser la langue, qui les distingue. « Il existe, dans l’ordre de la prononciation, du lexique et même de la grammaire, tout un ensemble de différences significativement associées à des différences sociales qui, négligeables aux yeux des linguistes, sont pertinentes du point de vue du sociologue parce qu’elles entrent dans un système d’oppositions linguistiques qui est la retraduction d’un système de différences sociales. » 1 Les différences d’expression, minimes sur le plan grammatical, sont essentielles pour le sociologue : elles sont discriminantes. Ainsi, la langue n’est pas une réalité objective, mais un lieu de luttes comme un autre. Dans le domaine du langage il y a, comme dans toute la société, une situation de marché : les individus issus des classes dominantes imposent la valeur de leur expression. Les individus issus des classes dominées n’ont pas d’autre choix que de tenter d’acquérir les mêmes capacités, érigées en normes. Le champ littéraire est le sommet de la hiérarchie : bien parler, c’est parler comme un livre. Un bon livre est celui qui a un beau langage. Et le beau langage est ce qui est possédé par les dominants. Que signifie alors l’analyse littéraire ? Étudier le style, n’est-ce pas jouer un jeu social : le critique n’est-il pas celui qui, plus ou moins consciemment, confirme une norme arbitraire du « bien parler » ou du « bien écrire », du « beau langage », de la « bonne littérature » ? Le travail sociologique remettrait, à l’inverse, la question à l’endroit : pour parler d’un écrit littéraire, il faut revenir à l’expérience sociale qu’il manifeste. Il faut se demander quel impact social il a eu. Il faut « resituer la lecture et le texte lu dans une histoire de la production et de la transmission culturelles » 2. Des affirmations que H.-R. Jauss ne renierait pas : l’analyse d’un ouvrage passe aussi par l’histoire de sa réception, par ses effets sur les comportements individuels et collectifs. Euphémisation contre corporéité Mais peut-être y a-t-il pire dans le langage que ce champ de luttes pour imposer une norme. Nous enregistrons comme manière privilégiée de parler le langage tel qu’il a été pratiqué autour de nous. Or, le langage n’est pas avant tout une capacité intellectuelle, mais une technique du corps : nous apprenons à articuler d’une certaine manière, à prononcer des mots, à contrôler la rapidité des paroles. Ces éléments font partie de notre habitus. Dans nos sociétés, pour bien parler, il ne faut pas parler trop fort, il faut avoir un débit lisse, des mots pas trop imagés. Bref, il faut une expression « polie » dans la tonalité comme dans le choix des mots. Cette exigence, Pierre Bourdieu la rattache au platonisme : l’intellect a été conçu comme supérieur et le corps comme inférieur. C’est un « refoulement originaire qui est constitutif de l’ordre symbolique » 3. On crée des distinctions hautaines entre le penseur et l’homme du commun par exemple. Ainsi, tout ce qui est le plus détaché du corps serait le plus valorisé. Le véritable plaisir artistique serait le plus pur, le plus loin des nécessités immédiates. Pour Pierre Bourdieu, après le platonisme, cette tendance a été celle de la scolastique. « L’aveuglement scolastique » voit le corps comme un « empêchement à la connaissance » 4. Non seulement le corps est nié, mais encore, dans le même mouvement, les conditions économiques qui rendent possible l’acte de lecture ou d’écriture sont gommées. On veut ne garder de la lecture ou de l’écriture que le sens d’un investissement tout intellectuel, pur et détaché de toute nécessité. Or, on ne peut lire ou écrire sans posséder une position privilégiée et particulière. On ne peut lire ou écrire sans temps libre. C’est pourquoi on ne peut s’intéresser en sociologue à la lecture ou à l’écriture « sans se demander quelles sont les conditions sociales de possibilité de la lecture » 5. Le temps libre, qui l’a ? Qui sont ceux qui ont le temps d’écrire ? Qui a le temps de lire ? Et surtout de lire des textes comme les romans, dont la nécessité pratique n’est pas évidente ? Ce temps libéré, il appelle la skolè. Pour lire, pour écrire, pour vivre une jouissance esthétique, il faut avoir du temps gratuit. Mais est-il gratuit pour tous ou est-il offert par d’autres qui, par leur travail incessant, nous permettent de l’avoir ? Est-il si gratuit pour nous-mêmes ? Car l’investissement dans la lecture aura sa contrepartie sociale. Si nous apprenons dans ces temps à apprécier la « bonne littérature », nous aurons notre récompense en termes de diplôme ou de place dans la société, en tant qu’individu « cultivé ». Alors, ce temps est-il réellement gratuit ? La particularité du champ littéraire Pour Pierre Bourdieu, il y a homologie entre l’expression artistique et l’univers économique. Ce sont les plus riches qui disposent de plus de temps pour lire ou admirer les œuvres. Ce sont eux qui imposent leurs critères de sélection du bien parler, du bien écrire. Eux qui, disposant de temps et d’une langue considérée comme canonique, imposent un type d’écriture et une vision de la littérature comme gratuité, désincarnation. Ils l’imposent non parce que c’est un idéal aisément partagé, mais parce que c’est leur avantage. La mise en évidence de certaines formes d’art comme « classiques » ou « montantes » est en effet totalement arbitraire, et le résultat d’un jeu de force particulier et non d’une appréciation universelle du beau. Ce qui est dit « beau » n’est pas une œuvre qui rejoint un 10/12/13 15.13 L'auteur, le livre et le lecteur dans les travaux de Pierre Bourdieu | Bulletin des Bibliothèques de France Pagina 2 di 6 http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2003-02-0082-001 sentiment universel de plénitude, mais ce que des groupes sociaux sont parvenus à imposer comme objet d’admiration. uploads/Litterature/ bourdieu-l-x27-auteur-le-livre-et-le-lecteur-dans-les-travaux-de-pierre-bourdieu-bulletin-des-bibliotheques-de-france.pdf

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