JEAN-PAUL PLANTIVE GRAND ÉCART Des textes antiques au XXIe siècle LA VIE DES CL
JEAN-PAUL PLANTIVE GRAND ÉCART Des textes antiques au XXIe siècle LA VIE DES CLASSIQUES 2 Couverture : Michel Guérard d’après un original antique de Douris Retrouvez-nous sur www.laviedesclassiques.com premier portail dédié à l’Antiquité et à l’Humanisme © Les Belles Lettres/La Vie des Classiques 2017 3 Avant-Propos À quoi servent les Lettres Classiques Il n’y a pas de langues mortes, il n’y a que des cerveaux engourdis. Carlos Ruiz Zafón Si vous êtes amené, dans une circonstance quelconque, à dire que vous êtes professeur de Lettres Classiques, il arrive qu’on vous dévisage comme les Parisiens regardent le Persan de Montesquieu, une fois qu’il a enlevé son costume local (et le fait est qu’on se promène rarement en toge ou en chlamyde, sauf vers mardi gras). Une vague admiration, liée au prestige rémanent des 4 langues anciennes (major e longinquo reverentia) le dispute à une légère commisération (comment peut-on passer sa vie en restant si étranger aux affaires du siècle ?). Enfin la question fuse, énoncée par un individu plus franc que les autres : « À quoi ça sert, aujourd’hui, d’apprendre le latin et le grec ? ». Vous n’êtes évidemment plus pris au dépourvu par une telle curiosité ; aussi répondez-vous tranquillement, en regardant l’interlocuteur droit dans les yeux : – À rien. Et vous ajoutez, après le silence de rigueur, que la littérature non plus ne sert à rien, de même que la philosophie. Les sciences physiques ne servent à rien : pas besoin de connaître les ondes magnétiques ni les lois de l’électricité pour utiliser votre télévision ou vos appareils ménagers ; la géographie ne sert à rien, il y a des cartes et des G.P.S. ; l’histoire bien sûr ne sert à rien, on est au XXIe siècle ; les Mathématiques ne servent à rien, passée la maîtrise des quatre opérations et des pourcentages élémentaires (et encore, les calculettes sont faites pour cela) ; la biologie ne sert à rien, il existe, Dieu merci, des médecins plus compétents que vous pour se pencher sur les dysfonctionnements de votre corps… Si l’on 5 voulait un enseignement qui fût vraiment utile, on apprendrait dans les écoles à cuisiner, à recoudre un bouton, à changer un pneu, à monter des étagères, à manier un logiciel (ce qui se fait parfois du reste). On entend évidemment autre chose quand on parle de « l’utilité » d’une discipline : il ne s’agit de rien d’autre que de sa reconnaissance dans les études supérieures, sa capacité à vous ouvrir les portes d’un concours, même si celui-ci débouche sur un métier où vous n’en aurez pas vraiment besoin. Si les infirmières ou les agents immobiliers étaient recrutés sur la maîtrise du tango, par exemple, nul doute que tout le monde trouverait cette matière fort utile. Revenons aux langues anciennes : il se trouve généralement dans l’assemblée quelqu’un pour les défendre sincèrement, avec les arguments habituels, au demeurant plutôt pertinents : le latin, par sa rigueur grammaticale forme l’esprit à la logique ; l’étymologie permet de mieux sentir, voire de deviner le sens de certains mots ; la connaissance de la civilisation grecque vous donne de retourner aux sources d’un certain nombre d’institutions et d’attitudes intellectuelles. Si respectables que soient ces arguments, ils ne vont sans doute pas à 6 l’essentiel. La fréquentation des textes anciens nous met en contact de l’intérieur, pourrait-on dire, avec un monde, ou plutôt des mondes, très éloignés du nôtre, avec lesquels nous avons (dirait Mr de la Palice) deux types de rapport : la ressemblance et la différence – et c’est précisément cela qui permet de prendre conscience de notre identité. Traditionnellement, on met au compte de la ressemblance tout ce qui concernerait une nature humaine immuable – d’où l’usage ancien du terme humanités pour désigner la culture gréco-latine – et au compte de la différence tout ce qui a trait à l’évolution technique, sociale et culturelle, ce que Baudelaire, dans sa réflexion sur les rapports entre le beau et la modernité, désigne comme cet élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble l’époque, la mode, la morale, la passion. Or ce n’est pas si simple : d’abord parce que dans les faits, nous le savons, cette nature humaine tant invoquée par nos écrivains classiques n’est pas si facilement isolable de la « culture » propre de l’époque à laquelle elle se trouve étroitement mêlée. Ensuite et inversement, parce qu’on peut trouver aussi dans les aspects les plus modernes d’une société, 7 la nôtre par exemple, des échos troublants de préoccupations abordées par les textes antiques. Le défi que cherche à relever ce petit ouvrage est de montrer qu’on peut observer la part la plus contemporaine de notre monde – y compris ses dernières inventions techniques et les débats de société – à l’aide des textes anciens, avec un certain nombre de précautions. Le piège serait en effet de vouloir artificiellement abolir la distance qui sépare les époques et les mentalités : on retrouve ici la notion d’écart chère à Florence Dupont1. C’est pourquoi il est prudent de replacer d’abord les textes dans leur contexte, à commencer par celui de la langue dans laquelle ils ont été écrits2. Du reste, plus on fait cet effort de contextualisation, et plus ces textes ont de choses à nous dire, y compris sur notre époque. C’est donc au prix d’une transposition assumée (passant parfois par un glissement du référent) qu’on peut interpréter certains aspects de notre société en se fondant sur les auteurs antiques ; mais alors l’éloignement, loin de constituer un obstacle, peut s’avérer étrangement éclairant, ouvrant parfois des perspectives insoupçonnées… La métaphore du miroir s’impose ici, en jouant un peu avec elle. Le 8 miroir ne nous révèle les objets que si on les maintient à une certaine distance, en évitant de les rapprocher artificiellement pour mieux voir. Et, second point, il nous livre une image à la fois objective (quoiqu’inversée…) et subjective, dans la mesure où elle varie suivant l’orientation qu’on lui donne et le point de vue choisi par l’observateur : ce petit essai assume pleinement sa dimension subjective. Toute discipline constitue un éveil au monde qui nous entoure, chacune selon sa propre modalité. À quoi servent les Lettres Classiques ? À réfléchir, tout simplement. 1. Voir : L’Antiquité, territoire des écarts, Albin Michel, 2013. 2. Les traductions proposées ici sont des traductions originales, s’efforçant de serrer au plus près la lettre des textes. Lorsque cela nous a semblé utile, voire indispensable, nous citons le terme latin ou grec. 9 Lucrèce et le Journal de 20 h (publié sur le site « La vie des Classiques » le 16 juillet 2015) On s’abandonne parfois le soir aux charmes délétères du journal télévisé. Les deux principales chaînes ne se distinguent pas nettement, mais l’une semble marquer une préférence pour les grands phénomènes météorologiques, tandis que l’autre fait une part plus belle à la politique intérieure et aux nouvelles internationales. Vous reconnaissez votre faible pour les images évoquant les caprices du temps, et en particulier les inondations : cette poésie catastrophique des fleuves qui débordent, les arbres noyés jusqu’aux branches, les maisons envahies par les 10 eaux en crue, le désarroi de leurs occupants obligés de fuir en barque et qui, une fois l’alerte passée, montrent en soupirant leur logement dévasté, les meubles souillés, les tapisseries à refaire, tout cela procure un étrange plaisir : et vous plaignez sincèrement ces pauvres gens qui ont tout perdu, avant de reprendre un peu de tisane en vous lovant sur le canapé bien sec. La séquence qui suit, donnant à voir un pays ravagé par la guerre, avec tous ces réfugiés qui fuient sous les bombes, provoque en vous un sentiment assez voisin, où l’horreur initiale n’est guère séparable d’une béatitude moins avouée : celle d’avoir la chance d’être né dans un pays en paix, bien loin de ces convulsions désastreuses ; et pour finir le débat mettant aux prises un ministre et le représentant de l’opposition vous conforte dans l’idée que la vie politique présente un bien curieux spectacle, auquel décidément vous n’aimeriez pas participer… Et puis vous tombez sur ce passage fort connu de Lucrèce : Il est doux, quand sur la vaste mer les flots sont agités par les vents, d’assister de la terre à la détresse d’autrui : non parce que le tourment d’un 11 homme constitue un plaisir agréable, mais parce qu’il est doux de voir à quels maux soi-même on échappe. Il est également doux d’observer les grandes batailles disposées à travers les plaines, sans avoir part au danger. Mais rien n’est plus doux que d’occuper les temples élevés bien protégés par la doctrine sereine des sages, d’où l’on peut dominer les autres et les voir errer çà et là, chercher à l’aventure le chemin de la vie, rivaliser de génie, se battre pour la célébrité, et s’efforcer jour et nuit par un effort supérieur d’accéder au comble des richesses et de s’emparer du pouvoir…3 Et vous constatez non sans étonnement uploads/Litterature/ plantive-jp-le-grand-ecart-antiquite-xxie-s.pdf
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- Publié le Jui 06, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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