Ecrire le passé, entre histoire et littérature? Braganca, M. (2014). Ecrire le
Ecrire le passé, entre histoire et littérature? Braganca, M. (2014). Ecrire le passé, entre histoire et littérature? French Studies Bulletin, 35(133), 88-91. https://doi.org/doi:10.1093/frebul/ktu024 Published in: French Studies Bulletin Document Version: Peer reviewed version Queen's University Belfast - Research Portal: Link to publication record in Queen's University Belfast Research Portal Publisher rights © The Author 2014. This is a pre-copyedited, author-produced PDF of an article accepted for publication in [insert journal title] following peer review. The version of record Manuel Braganca, ÉCRIRE LE PASSÉ: ENTRE HISTOIRE ET LITTÉRATURE? Fr Stud Bull (WINTER 2014) 35 (133): 88-91 doi:10.1093/frebul/ktu024 is available online at: http://fsb.oxfordjournals.org/content/35/133/88. 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Plusieurs centaines de romans prenant pour cadre la Seconde Guerre mondiale ont été écrits et publiés en France entre 1945 et 2010.1 Cependant, et de manière quelque peu surprenante peut-être puisque la Seconde Guerre mondiale a généré bien des débats houleux, relativement peu de polémiques entourèrent la sortie de ces romans, même après les années 1970 quand ‘le miroir se brise’ et plonge la France dans sa phase ‘obsessionnelle’ pour reprendre la terminologie bien connue d’Henry Rousso.2 Il y a pourtant deux exceptions notables, toutes deux contemporaines: Les Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell et Jan Karski (2009) de Yannick Haenel. Majoritairement loués dans un premier temps, ces deux romans s’attirent bientôt les foudres de certains critiques et historiens. Cela peut sembler quelque peu paradoxal puisque si le premier roman nous racontait l’histoire d’un ‘salaud’,3 le second nous raconte celle d’un héros. Ces polémiques, qui ont été très bien analysées par d’autres critiques,4 interpellent par leur contemporanéité ainsi que par la similitude de leur réception. Elles nous renseignent évidemment sur le régime mémoriel de la Seconde Guerre mondiale en France (et, au-delà, en Europe occidentale) qui place la Shoah en son centre. Mais il convient aussi de se demander si ces polémiques ne trouvent pas leur origine dans l’aboutissement d’un changement progressif mais profond des modalités d’écritures historiques et romanesques commencé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, grâce aux travaux de Paul Ricœur, de Michel de Certeau, d’Hayden White et d’autres, les historiens prennent progressivement conscience de la subjectivité de leur discipline, de sa dimension discursive: ils réalisent graduellement que l’histoire, pour le dire dans les mots d’Antoine Compagnon, est ‘une construction, un récit qui, comme tel, met en scène le présent aussi bien que le passé; [le] texte [de l’historien] fait partie de la littérature. L’objectivité ou la transcendance de l’histoire est un mirage, car l’historien est engagé dans les discours par lesquels il construit l’objet historique.’5 Rappelant certaines formules du XIXe siècle qui liaient volontiers l’histoire et le roman,6 Paul Veyne écrit par exemple que ‘l’histoire est un roman vrai’: les historiens racontent des événements vrais qui ont l’homme pour acteur; l’histoire est un roman vrai […] L’histoire est récit d’événements: tout le reste en découle. Puisqu’elle est d’emblée un récit, elle ne fait pas revivre, non plus que le roman. Comme le roman, l’histoire trie, simplifie, organise, fait tenir un siècle en une page.7 La reconnaissance progressive de leur subjectivité s’accompagne chez les historiens d’un intérêt renouvelé pour l’histoire événementielle, pour l’histoire politique, mais aussi pour la biographie: les ‘structures’ mises en avant par l’École des Annales s’effacent l’événement, le lieu, l’homme ou (plus rarement) la femme, parfois anonyme ou presque, dans des essais de micro-histoire ou d’anthropologie historique qui se multiplient à partir des années 1970. Citons par exemple Le Dimanche de Bouvines (1974) et Guillaume le Maréchal (1984) de Georges Duby, Montaillou, village occitan (1975) d’Emmanuel Le Roy Ladurie ou encore, plus récemment, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot (1998) d’Alain Corbin. Ce dernier ouvrage, sous-titré ‘sur les traces d’un inconnu, 1798-1876’, est la biographie d’un sabotier de la Basse Frêne, dans l’Orne, d’un homme ordinaire, sans histoire pourrait-on dire, du moins jusqu’à la publication de cette étude dans laquelle, comme souvent dans les romans historiques, l’historien interroge l’absence de traces, les vides d’une vie.8 Le retour de l’histoire politique s’esquisse aussi dans les années 1980. Quelques jalons importants de ce renouveau sont Pour une histoire politique (1988) de René Rémond, le lancement de la revue Parlement(s), Revue d’histoire politique en 2003, ou encore le lancement de la revue Histoire@Politique en 2007.9 Bien sûr, l’histoire n’est pas toute ou même uniquement politique, elle s’est en fait étendue dans à peu près toutes les directions, absorbant ou du moins empiétant sur les territoires de toutes les autres sciences humaines et sociales, prenant même un intérêt renouvelé pour la littérature que les historiens avaient surtout approchée du dehors, comme un fait historique et social – nous pensons notamment aux travaux de Robert Chartier, de Christian Jouhaud ou encore de Jean-Yves Mollier – mais reconnaissant désormais qu’elle est porteuse de ‘savoirs’.10 Surtout, ce rapprochement entre histoire et littérature ne concerne pas uniquement le fond: au cours des cinquante dernières années, les historiens ont plus volontiers inscrit leur subjectivité dans des récits plus figuratifs et plus fréquemment écrits à la première personne. C’est ce que démontre Philippe Carrard dans une étude pionnière portant sur la poétique – sur la mise en récit, sur la forme: stylistique, linguistique, utilisation des figures de style, etc. – d’une trentaine d’historiens français majeurs du XXe siècle, ‘de Fernand Braudel à Robert Chartier’ comme l’indique son sous-titre.11 Tous ces aspects – retour à l’événement, au politique, au biographique, utilisation d’un style plus figuratif et subjectif – rapproche l’écriture de l’histoire de l’écriture littéraire et notamment de l’écriture romanesque. Or, dans un même temps, la littérature s’est aussi rapprochée de l’histoire, tant dans la forme que dans le fond. Antoine Compagnon, Dominique Viart et d’autres critiques placent le renouveau de l’intérêt des romanciers pour l’histoire vers la fin des années 1970.12 Ce mouvement – qui nous semble aller crescendo – accompagne une évidente demande sociétale. En ce début de XXIe siècle, un nombre record de romans prenant pour cadre la Seconde Guerre mondiale sont couronnés par d’immenses succès critiques et publics, démontrant par là-même qu’ils répondent à une attente manifeste du public, tout succès littéraire exprimant ‘ce que le groupe attendait [et] qui révèle le groupe à lui-même’, pour citer le sociologue Robert Escarpit.13 Outre Les Bienveillantes (Prix Goncourt 2006) de Jonathan Littell et Jan Karski (Prix du roman FNAC 2009 et Prix Interallié 2010) de Yannick Haenel, mentionnons aussi Suite française (Prix Renaudot 2004) d’Irène Némirovsky, Lutetia (Prix de la Maison de la Presse 2005) de Pierre Assouline, Le Rapport de Brodeck (Prix Goncourt des Lycéens 2007) de Philippe Claudel, HHhH (Prix Goncourt du 1er roman 2010) de Laurent Binet ou encore L’Origine de la violence (Prix Renaudot Poche 2010) de Fabrice Humbert. De plus, comme nous l’avons montré dans une autre étude,14 nombre de ces romans se caractérisent par l’insertion de sources primaires et même secondaires dans le corps même du texte, alors que, traditionnellement, les romanciers avaient tendance à cacher leur dossier préparatoire. En cela, c’est la poétique des romanciers qui se rapproche de celle des historiens.15 Du reste, le genre romanesque se rapproche aussi de l’histoire par un autre aspect: il est lui aussi un genre glouton, ou, plutôt, une étiquette normative commode qui, d’une part, permet au lecteur d’avoir l’impression de s’y retrouver et, d’autre part, permet aux éditeurs de maximiser leurs ventes puisque, quelles qu’en soient les raisons, le genre romanesque est le genre littéraire le plus vendeur.16 Les polémiques autour des romans Les Bienveillantes de Jonathan Littell et Jan Karski de Yannick Haenel révèlent un conflit latent entre romanciers et historiens ou du moins une grande vigilance des historiens et autres experts qui se posent en garde-fous contre les œuvres d’imagination qui s’attaquent à des sujets sensibles et qui pourraient contrevenir de manière jugée outrageuse soit à la vérité historique soit au respect de la parole des témoins ou des morts. Au-delà des thèmes abordés, les frontières génériques ont aussi été quelque peu brouillées par la convergence des modalités des écritures historique et romanesque, ce qui n’a sans doute rien fait pour apaiser les polémiques soulevées par les romans de Littell et de Haenel, beaucoup d’historiens et autres critiques s’attachant à démontrer les erreurs factuelles présentes dans ces œuvres de fiction.17 Dans le fond comme dans la forme, c’est donc aussi bien l’écriture de l’histoire qui se rapproche de l’écriture romanesque que l’écriture romanesque qui se uploads/Litterature/ braganca-m-ecrire-le-passe-entre-histoire-et-litterature.pdf
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- Publié le Nov 30, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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