CLAUDE BRIXHE LES ALPHABETS DU FAYOUM1 1. On connaît les principes qui régissai

CLAUDE BRIXHE LES ALPHABETS DU FAYOUM1 1. On connaît les principes qui régissaient l’écriture phénicienne, source de l’aphabet grec: a) l’ordre des lettres, b) leurs noms, qui, renvoyant sans doute originellement à des pictogrammes et donc primitivement signifi ants, avaient (à l’exception de celui du o, Ìayin) cessé de l’être, c) l’acrophonie, l’initiale du nom de la lettre donnant la valeur de celle-ci. Les Grecs adoptèrent ces trois principes, y compris donc les noms des lettres, auxquels ils fi rent subir une intégration morphologique minimale. L’écriture phénicienne ne notant, on le sait, que le squelette conso- nantique du mot, tous les signes avaient une valeur consonantique. Et, à l’exception de C. J. Ruijgh (voir infra), tous ceux qui se sont penchés sur la genèse des alphabets grecs ont considéré comme arbi- traire l’affectation, aux voyelles de timbres a, e et o, de signes qui, dans la langue de départ, notaient une laryngale ou une pharyngale. Comme il leur semblait impossible que le hasard ait eu les mêmes effets chez des individus et en des lieux différents, ils arrivaient à la conclusion que le transfert avait eu lieu d’un seul coup, en un seul lieu, par la main d’un seul homme. Or, ce que le structuralisme nous a appris des contacts entre langues montre à l’évidence que la vocalisation de l’écriture était mécanique- ment suggérée aux Grecs par le jeu cumulé du nom des lettres, de l’acrophonie et des règles régissant la rencontre des deux phonolo- gies: si l’on n’est pas passé par l’école, on entend la langue de l’autre avec sa propre phonologie et, ne percevant pas l’aspirée anglaise, le francophone non “dressé” entendra hair exactement comme air, c’est-à-dire [e] ! Ainsi, dans un contexte de bilinguisme spontané, Óaleph, avec une laryngale voisée initiale, fut entendu aleph par les Grecs et, en vertu du principe de l’acrophonie, ils avaient un signe pour a. Tous les signes vocaliques du grec s’expliquent aisément de 1 Mille remerciements à W. Blümel pour m’avoir aidé à compléter ma bibliogra- phie. Kadmos Bd. 46, S. 15–38 © WALTER DE GRUYTER 2007 ISSN 0022-7498 DOI 10.1515/KADMOS.2007.003 16 Claude Brixhe cette façon, ce qui assure incontestablement la validité de l’hypothèse. Tous, sauf un, celui qui fut affecté au timbre o, l’Ìayin sémitique (notant une pharyngale voisée, elle aussi non audible par une oreille grecque). En réalité Ìayin désigne “l’oeil” et, sans doute parce que son tracé rappelait immédiatement l’objet primitivement désigné (cf. supra l’origine probablement idéogrammatique de l’écriture), ce fut vraisemblablement le seul nom de lettre à être traduit: tous les noms grecs de “l’oeil” commencent par o; je ne sais lequel fut choisi (ˆmma ? ÙfyalmÒw ?); toujours est-il que le principe acrophonique donnait là aux Hellènes un signe pour o. Allogène, car seul à être signifi ant, ce nom a été remplacé ensuite par une appellation fonctionnelle (tÚ ˆ, tÚ oÔ, plus tard tÚ ¯ mikrÒn). Pour le détail de cette thèse, voir Brixhe 1991, 315 sqq.; 1994, 86–91; 2007, 282–285. A ma connaissance, le seul, jusqu’ici, à avoir emprunté cette voie est C. J. Ruijgh 1995, 30–31, et 1997, 569: après moi, mais indé- pendamment selon lui (lettre du 15-04-95). Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le monocentrisme de la genèse ne s’impose plus: l’adaptation a pu se faire en plusieurs endroits, fruit de l’ingéniosité de divers individus et, comme les Grecs n’étaient pas les seuls à être intéressés par ce transfert (cf. infra § 1.1), cette écriture vocalisée a pu connaître diverses routes. Curieusement, sur ce point, Ruijgh en reste à la thèse traditionnelle “d’un seul homme en un seul lieu”, évoquant fréquemment “le créa- teur de l’alphabet” (1995, 29, 30, 38; 1997, 541, 569), qu’il localise en Eubée (1995, 38). 1.1. Au cours de la même série d’enquêtes, j’ai été, en outre, amené à m’interroger sur l’une des anomalies présentées par les abécédaires grecs: le double tracé du iôta, serpentin ici (s), rectiligne là (i). Traditionnellement, on considère que le iôta grec procède du yod sémitique et que par retouches successives on est passé de y (1, tracé phénicien) à S (2) et i (3). Or, si l’origine sémitique du tracé serpentin est indéniable, il faut souligner a) qu’en phénicien déjà le yod connaît une forme simplifi ée (Y) et b) que, si le passage de Y à S se comprend aisément (simple modifi cation de l’angle des trois segments), il n’existe aucun intermédiaire entre S et i. En réalité, si lors de l’émergence de l’épigraphie grecque au milieu du VIIIe siècle, les deux tracés sont dialectalement répartis, ils ont, dans une phase antérieure, coexisté dans le même alphabet, avec des valeurs différentes: [y] pour S, et /i(:)/ pour i. Trois alphabets périphé- Les alphabets du Fayoum 17 riques, qui dérivent de l’abécédaire grec, nous en apportent la preuve: le phrygien, celui de la célèbre stèle de Lemnos et celui qui sert à noter le thrace de Zôné-Samothrace: tous trois possèdent un signe pour y, Y (cf. le yod phénicien simplifi é), et un autre pour i(:), i (cf. le iôta grec rectiligne)2. Autrement dit, dans leur volonté d’affecter à chaque timbre vocalique un signe autonome, les Grecs ont non seulement dédoublé le waw phénicien, à partir de deux variantes formelles; mais ils ont aussi dédoublé le yod: conservant le tracé le plus proche du prototype pour y, ils l’ont simplifi é (amputation des appendices supérieur et inférieur) pour représenter i(:). Ultérieurement, [y] n’ap- paraissant que comme élément d’une variante combinatoire (glide après /i(:)/ en hiatus ou second élément de diphtongue en i), l’absence en grec d’un phonème /y/ a entraîné la confusion fonctionnelle des deux signes, puis l’élimination d’un des deux3. Pour le détail de ces épisodes, on se reportera à Brixhe 1991, 350–354; 1994, 87–89; 1995, 107–111; 2004, 283; en dernier lieu 2006, 128–129, et 2007, 280–281. 1.2. Le dédoublement du waw et du yod suppose naturellement, à un stade antérieur, proche encore de l’époque du transfert, l’existence d’un abécédaire où les avatars du waw et du yod notaient respec- tivement à la fois w et u(:), y et i(:). Il suppose donc un répertoire (sans exemple jusqu’ici) de 22 lettres, s’arrêtant, comme le phénicien, à t. Est-ce celui qui a servi de modèle aux écritures hispaniques, où un même signe recouvre i et y, u et w ? cf. Lejeune 1993, tableaux des pages 55 et 63. Ce risque, en tout cas, d’être celui que nous livre un lot de tablettes de cuivre, dont la première fut publiée il y a un peu plus de deux décennies. 2 Même si récemment (Pérez Orozco 2003 et 2005) on a proposé d’inverser les valeurs des signes 6 et 7 de Nollé 2001, 629 (lus jusqu’ici y et w), l’alphabet sidétique comportait lui aussi un signe pour i et un autre pour y. Il n’y a pas lieu ici d’en discuter l’origine. Si pour les tracés, sans doute par volonté identitaire, le sidétique semble être souvent allé chercher son inspiration ailleurs que dans le monde grec, pour la structure de son écriture il s’est manifestement inspiré des abécédaires grecs: la présence, dans son répertoire, de i et y pourrait plaider pour la haute antiquité de l’élaboration de celui-ci. 3 Le choix du tracé retenu, variable selon les dialectes, dépend de celui qui a été élu pour s: le san (issu du sade phénicien) est compatible avec le tracé serpentin; mais, après la réduction du sigma (< éin sémitique) à trois segments (s), celui-ci devenait incompatible avec ledit tracé serpentin (à ma connaissance, un seul exemple de coexistence du iôta serpentin et du sigma: l’oenochoé du Dipylon). 18 Claude Brixhe 2. En 1982, on cède au musée de l’Université de Wurtzbourg une collection d’antiquités grecques et égyptiennes. Comme souvent en pareil contexte, on ignore l’origine exacte des objets. C’est le cas d’une “Alphabettafel” en cuivre (n° d’inventaire du musée: K 2064). Elle est publiée en 1986 par A. Heubeck. Si l’on ne sait rien de l’origine et a fortiori des circonstances de découverte de cette tablette, on connaît dès cette époque l’existence de trois objets identiques: l’un d’entre eux appartient à une collection privée; les deux autres fi gurent dans le catalogue d’un antiquaire new- yorkais, où ils sont désignés comme «The Fayum Tablets», étiquette complétée par «Northern Egypt, eighth century B.C. or earlier». La tablette de Wurtzbourg mesure 21 x 13,8 cm et comporte des trous aux quatre coins, hors surface inscrite (18,5 x 10 cm). De l’angle supérieur droit du recto à l’angle inférieur gauche du verso, on a recopié en continu, avec des lacunes et des confusions (voir infra §§ 4.3.1 et 4.3.2), une suite d’alphabets grecs sinistroverses de 22 lettres, allant de a à t. 2.1. En 1988, M. Schøyen, d’Oslo, achète les deux exemplaires new-yorkais. Avec d’autres pièces de sa collection, ils sont présentés sur Internet (www.nb.no/baser/schoyen/4/4.4/441.html#108), avec photo du recto de l’un d’entre eux (ici fi g. 1 = Schøyen 2 ci-dessous), sous le n° MS 108 et le titre «The earliest Greek alphabet». Ils sont uploads/Litterature/ brixhe-alphabets-du-fayoum-pdf.pdf

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