Carnets Revue électronique d’études françaises de l’APEF Deuxième série - 9 | 2
Carnets Revue électronique d’études françaises de l’APEF Deuxième série - 9 | 2017 Reconnaissances et légitimité en français Querelles et légitimations Quand le spectre de la mort de la littérature hante les débats Alain Viala Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/carnets/1995 DOI : 10.4000/carnets.1995 ISSN : 1646-7698 Éditeur APEF Référence électronique Alain Viala, « Querelles et légitimations », Carnets [En ligne], Deuxième série - 9 | 2017, mis en ligne le 31 janvier 2017, consulté le 23 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/carnets/1995 ; DOI : 10.4000/carnets.1995 Ce document a été généré automatiquement le 23 avril 2019. Carnets est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons - Atribution – Pas d’utilisation commerciale 4.0 International. Querelles et légitimations Quand le spectre de la mort de la littérature hante les débats Alain Viala 1 Je commencerai par évoquer deux brèves histoires de querelles littéraires. Parce que les querelles sont des situations de crise, et donc de bons révélateurs de certaines problématiques. Comme, ici, celle de la légitimité – que j’aborde du point de vue littéraire mais sans en négliger, au contraire, les enjeux sociaux et politiques. 2 Et je ferai suivre ces deux récits par trois questions et quatre réflexions sur cette problématique de la légitimité ou, plus exactement dit, de la légitimation. 3 Mon premier petit récit est une vieille histoire, qui remonte à 1738 et, qui, je pense, n’est pas très connue. Cette année-là, au mois de mars, un académicien, l’abbé d’Olivet, publie des Remarques de grammaire sur Racine1. Il s’agit d’un commentaire stylistique des tragédies raciniennes, plus précisément (je cite sa page III) d’un inventaire des « petites fautes de style où elles peuvent être tombées ». Voilà donc un sage travail d’érudit plongé dans la philologie. Mais aussitôt, un autre homme de Lettres, l’abbé Desfontaines, l’attaque avec hargne, et, après une série d’échanges et de manœuvres2, il publie un volume où il contredit point par point les Remarques de d’Olivet, et il lui donne un titre sensationnaliste : Racine vengé. Voilà donc la philologie considérée comme une vendetta. En apparence, ce n’est qu’une simple querelle de gens de Lettres parmi tant d’autres, y compris dans cette alacrité agressive de langage3. Mais sortir du fond des fagots un cas d’érudition que plus personne ne connaît aujourd’hui a une raison d’être parce que, sous ses dehors anecdotiques, cette affaire avait des enjeux pas si petits. 4 En effet, les Remarques de d’Olivet constituaient le lancement d’un projet bien plus vaste, celui de doter « la France de ses auteurs classiques ». « Classiques » s’entend ici au sens premier du terme, c’est-à-dire comme les auteurs dignes d’être enseignés dans les classes parce que « ils peuvent servir de modèles et pour bien penser et pour bien écrire ». Pour cela, d’Olivet propose que soit programmée, sous le contrôle de l’Académie, une série d’éditions critiques des « ouvrages dont le mérite est depuis cinquante ou soixante ans avoué de tout le monde »4. Et ses Remarques sur Racine rassemblent le matériau d’une édition critique exemplaire qui amorcerait la série. Face à quoi, Desfontaines ne conteste pas l’idée des classiques français mais taxe d’Olivet d’une triple faute. Une faute de Querelles et légitimations Carnets, Deuxième série - 9 | 2017 1 principe parce qu’il propose un modèle poétique quand les jeunes gens qui ont besoin d’apprendre à écrire doivent écrire en prose. Une faute de compétences, parce qu’il voit des erreurs de langue là où il s’agit en fait de licences poétiques, et puis un péché d’orgueil, parce qu’il s’arroge le droit de juger Racine. D’où l’affirmation que son livre est « dangereux pour les libertés du Parnasse Français », que Desfontaines veut, lui, sauvegarder. 5 On a donc là, à la fois, l’acte de naissance des classiques français, et, illico, un conflit sur les valeurs littéraires qu’ils incarnent. De la légitimation du littéraire aux débats sur l’institution de la littérature légitime, j’ai, pour ma part, vu là une suite des évolutions des données dont j’avais essayé d’analyser la structure dans un livre intitulé Naissance de l’écrivain5. 6 Mais puisque je viens de parler de la naissance de la littérature canonique en français, je passe à mon second récit, qui sera celui d’une chronique de leur mort annoncée. 7 L’affaire est beaucoup plus récente et certains d’entre vous en ont sans doute entendu parler. Elle date de l’an 2000. Le 4 mars de cette année-là le journal Le Monde publie deux tribunes libres, l’une signée par un groupe d’universitaires et intitulée « C’est la littérature qu’on assassine ! », et l’autre « Contre la suppression de la dissertation » signée de deux professeurs de lycée. Elles ont suscité des répliques immédiates, dès le 8 mars, par les dirigeants de l’Association Française de enseignants de français6 (on trouvera en annexe ces textes, du moins de larges extraits). Et puis de réponses aux réponses, d’articles en numéros de revue, et d’émissions de radio en meetings houleux à la Sorbonne, les débats se sont poursuivis durant quelques années, en un long collier de discours. Que je ne vais pas commenter très en détail, pas plus que les épisodes de la querelle, car ce serait trop long et puis il se trouve que j’ai été mêlé à cette querelle et je me dois de me comporter, comme le recommandait l’abbé Desfontaines, en « galant homme » et donc de ne pas en rajouter. Je précise donc seulement que la dispute portait cette fois sur les programmes d’enseignement et qu’elle opposait, d’un côté les partisans d’un enseignement centré sur la littérature patrimoniale et la dissertation, qui ont été désignés comme les « Républicains » et qui craignaient que les nouveaux programmes ne portassent tort à l’une et l’autre, et de l’autre côté, les partisans d’un enseignement rénové, qui ont été désignés comme des « Pédagogues ». Autre version donc des débats sur la défense et illustration de la culture des classiques, tels que d’Olivet les avait inventés (Pour ceux qui se sentiraient inquiets de la mort des classiques : les programmes ont été appliqués et les classiques en sont pas morts). 8 Voilà donc deux querelles. De l’une à l’autre, il y a des différences manifestes. Ne serait-ce que parce que l’une se situe au moment où l’enseignement de la littérature française commençait à peine, et l’autre au moment où tous les jeunes français vont à l’École et reçoivent tous un large enseignement littéraire. J’aurai à revenir sur ces différences. Mais si j’ai ainsi aligné ces deux épisodes, c’est parce que ce sont deux moments d’une même histoire, celle de la légitimation de la littérature. Et c’est aussi parce que, si l’on fait comme d’Olivet une étude de style, on voit qu’en 1738, il est proclamé de le Parnasse est en danger, qu’il faut le « conserver » et « venger » les poètes mal traités, et qu’en 2000 il est question de « péril », de « trahison », et qu’on se jette même à la tête des accusations réciproques d’« assassinat » de la littérature. Même vocabulaire tragique donc, de sorte que de l’un à l’autre de ces maillons de la chaîne historique de la littérature canonique en France affleurent des enjeux qui semblent tenir au plus profond du cœur ou de l’esprit des belligérants qui s’affrontent ainsi et puisqu’ils se vouent aux gémonies au nom de la Querelles et légitimations Carnets, Deuxième série - 9 | 2017 2 culture légitime, de ses pompes et de ses œuvres et qui, par conséquent, touchent peut- être en fait à des enjeux d’un autre ordre, plus collectif, voir identitaire. 9 La littérature légitime, ses pompes et ses œuvres seront donc les trois questions que je tenterai maintenant d’envisager à partir de ces deux histoires de querelles – à partir de, c’est-à-dire : en élargissant peu à peu la perspective, dans une démarche inductive. ⁂ 10 Première question, l’objet même de la querelle, la littérature légitime et sa définition. Sur ce sujet, il semble qu’en 1738 comme en l’an 2002, la base soit un consensus omnium, que les auteurs canoniques sont ceux qui ont été, comme dit l’abbé d’Olivet, « avoués par tout le monde ». 11 Mais le consensus omnium, on le sait bien, s’il peut tout justifier ne définit jamais rien, et sous ce consensus apparent se révèlent plusieurs strates de conflits, au moins trois. La première concerne l’extension même de ce corpus. En 1738, d’Olivet s’intéresse aux poètes, tandis que Desfontaines le met au défi de faire la même chose (voyez la note 2) pour des prosateurs tels que « Pellisson, Fléchier, Bussy, Bouhours, Fleury et Vertot ». En 2000, l’AFEF revendique (voir annexe c) « un corpus littéraire considérablement élargi » et « la légitimité du recours aux littératures contemporaines et aux littératures en train de se faire ». Il dispute porte donc en fait sur la taille du Panthéon littéraire et l’abondance de la population qui peut y entrer. 12 Ce qui se trouve redoublé par une question qui touche au uploads/Litterature/ carnets-1995.pdf
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- Publié le Jan 07, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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