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HAL Id: halshs-00339790 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00339790v2 Submitted on 27 Aug 2012 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Écritures ordinaires en pays touareg Dominique Casajus To cite this version: Dominique Casajus. Écritures ordinaires en pays touareg. L’Homme - Revue française d’anthropologie, Éditions de l’EHESS 2012, 201, pp.31-54. ￿halshs-00339790v2￿ 1 Écritures ordinaires en pays touareg Dominique Casajus Article paru dans L’Homme 201, 2012, pp. 31-54 Selon les catégorisations qu’ils affectionnent, les ethnologues rangeraient plutôt la société touarègue parmi les sociétés de culture orale1. Les choses sont en réalité plus complexes, car s’il est un fait que leur littérature est presque exclusivement orale, les Touaregs écrivent, et depuis fort longtemps. Ils disposent pour cela d’un vieil alphabet dont les caractères reçoivent le nom spécifique de tafineq (pl. tifinagh), mot qui au pluriel sert à désigner l’alphabet lui-même. Cet alphabet autochtone coexiste avec deux alphabets d’origine étrangère : l’alphabet arabe, que l’islam a introduit chez eux il y a plusieurs siècles, et l’alphabet latin, que la scolarisation commence à répandre. Ceux-ci ne reçoivent pas de dénomination particulière : on leur applique un terme générique dont les réalisations dialectales sont esekkil ou eshekkul (pl. isekkilen ou ishekkulen), et qui désigne tout signe graphique, à quelque système d’écriture qu’il appartienne. Presque tous les Touaregs ont une connaissance au moins rudimentaire de leur propre alphabet, alors que seuls ceux, relativement peu nombreux encore, qui ont fréquenté l’école coranique ou l’enseignement officiel maîtrisent les alphabets arabe ou latin. Je parlerai ici surtout du premier, tout en faisant leur place aux deux autres car leur présence à ses côtés n’est pas sans incidence sur la perception qu’en ont ses utilisateurs. Une perception sur laquelle pèse aussi le passé qu’ils lui supposent. C’est pourquoi je commencerai par évoquer ce passé, avant d’aborder ce qui constitue le principal usage de cet alphabet : l’art épistolaire. Le présent article se veut donc à la fois une contribution à l’ethnographie d’une société particulière et une intervention dans les débats que plusieurs parmi nous consacrent aux écritures qu’ils appellent quotidiennes, ordinaires2, ou encore domestiques3. Un vieil alphabet Pour les Touaregs sahéliens, les inscriptions rupestres qu’on rencontre sur leurs terres de parcours, parfois si vieilles qu’ils ne parviennent pas à les déchiffrer, attestent la grande antiquité de leur écriture. Ils attribuent les plus anciennes à un personnage nommé selon les régions Aniguran ou Arigulan, qui les aurait tracées de son doigt aux temps lointains où il pleuvait tant sur le monde que les rochers s’étaient amollis. Quant à l’alphabet lui-même, une légende reçue à l’ouest du Niger en fait remonter l’origine à l’antéislam et donne à son inventeur le nom d’Amerolqis4, vocable sous lequel on reconnaît une figure illustre de l’Arabie archaïque : le poète Imrû’l-Qays. C’est que, comme l’étude 1 Une première version de cet article avait été exposée au colloque « Anthropologie et histoire de la mutation graphique et de ses effets. Autour d’Armando Petrucci » (Rome, janvier 2003). 2 Je pense notamment aux volumes édités par Daniel Fabre (1993, 1997), ainsi qu’aux travaux d’un Bernard Lahire (voir notamment Lahire 2001 : 211 sqq.). 3 Pour reprendre le titre de la contribution de Jean-Pierre Albert à l’un des deux volumes cités précédemment (Albert 1993). 4 Aghali-Zakara & Drouin 1979, 2007. 2 des poésies antéislamiques fut tenue depuis l’époque omayyade pour indispensable à la bonne compréhension du Coran, elles se sont diffusées très tôt jusqu’aux extrémités du monde musulman, avec la geste et le nom de leurs auteurs supposés5. Tel est pour les Touaregs le paradoxe de leur alphabet : le nom du héros païen auquel ils attribuent son invention leur a été enseigné par ceux-là mêmes qui, en les convertissant à l’islam, ont répandu parmi eux l’usage d’un autre alphabet. Il nous sera décidément difficile d’oublier que les tifinagh coexistent avec d’autres isekkilen. Plus prosaïques qu’eux, nos érudits s’accordent cependant avec les Touaregs sur l’ancienneté des tifinagh. Dès le milieu du XIXe siècle, ils les ont rapprochées de l’écriture dite libyque, connue par des inscriptions découvertes dans les régions où les Anciens situaient la Numidie et la Mauritanie. Certaines de ces inscriptions sont des bilingues où l’alphabet libyque côtoie le punique ou le latin, ce qui a permis le déchiffrement au moins partiel de ses variantes les plus orientales. Leur langue elle-même nous est largement inconnue mais quelques mots déchiffrés laissent penser qu’elle se rattache à la famille berbère, dont le touareg fait partie. Aucune de ces inscriptions n’a pu être datée avec certitude, hormis une bilingue mise au jour à Dougga (Tunisie), et que son incipit situe « en l’an dix du [roi] Micipsa », c’est-à-dire en 139 avant J.-C6. Plusieurs signes libyques se retrouvent parmi les tifinagh avec la même valeur et des formes semblables. Ces similitudes autorisent à supposer que les alphabets libyques ont évolué vers les tifinagh modernes, dans une dérive bi-millénaire dont des inscriptions sahariennes encore obscures représenteraient les états intermédiaires, et les gravures sahéliennes attribuées à Aniguran le stade pénultième. L’origine de l’alphabet libyque a fait l’objet d’un long débat. Certains y ont vu un emprunt au punique. De fait, quelques signes libyques ressemblent à leurs correspondants dans les alphabets sémitiques anciens ; à quoi s’ajoute la proximité, relevée depuis longtemps, entre tafineq, où l’on peut isoler une racine FNGh ou FYNGh7, et le mot dont les Grecs désignaient les Phéniciens. Si tafineq remonte à l’Antiquité, il faudrait supposer que les anciens Libyques, eux aussi, disaient écrire avec des phoinikeia grammata. L’hypothèse de l’emprunt au punique s’exprime cependant aujourd’hui avec quelques nuances : s’il ne fait pas de doute que les peuples auxquels nous devons les inscriptions dites libyques ont emprunté aux colons puniques l’idée de l’écriture alphabétique en tant que telle, les signes en eux-mêmes semblent avoir été pour une bonne part une création locale8. Aujourd’hui, les Touaregs n’utilisent les tifinagh que pour des textes courts : lettres à des proches, graffiti sur les arbres, sur les rochers ou les ustensiles quotidiens. On écrit de droite à gauche, de gauche à droite, de bas en haut, ou en boustrophédon. En principe, seules les consonnes sont notées. Cependant, certains scripteurs notent sporadiquement les voyelles en fin de mot par un point. Au Hoggar, ce point note seulement le a, tandis que le 5 Casajus 2000a. 6 G. Camps (1978) a cru pouvoir faire remonter au VIe siècle avant J.-C. une inscription trouvée dans l’Atlas marocain, mais, comme je l’ai montré ailleurs (Casajus, 2010), ses arguments, repris un peu hâtivement par Chaker et Hachi (2000) étaient fragiles. 7 Le Gh (ou gh) note ici la vélaire constrictive sonore. 8 Février 1959 : 323 ; Galand 2001 : 2 ; Pichler 2007. 3 u ou le i finaux sont notés respectivement par W et Y, usage qui rappellent les matres lectionis des anciens Sémites et dont nous allons voir qu’il inspire aujourd’hui les créateurs d’alphabet. Deux consonnes qui se suivent sans intervalle vocalique peuvent être figurées par une ligature. Par exemple, on peut figurer la séquence consonantique rt par le signe ⊕, où le + notant le t est inscrit dans le O notant le r. Ces ligatures n’existent pas pour toutes les séquences susceptibles d’apparaître dans la langue, et seuls les scripteurs les plus expérimentés savent les utiliser. Les signes se suivent le plus souvent sans discontinuité, mais quelques scripteurs ont l’habitude d’isoler les mots par un trait (voir planches). La lecture se fait toujours à haute voix. Pour emprunter un exemple à une des lettres qui seront commentées plus loin, le lecteur ayant à déchiffrer la séquence RGhLFSNSN chante une sorte de récitatif qu’on peut transcrire comme RäGhäLäFäSäNäSäNä, où ä transcrit une voyelle d’articulation à peu près centrale ; et il interprète cette séquence sonore comme eRiGh eLFaSeN eSsiN : je veux/pioches/deux (= je voudrais deux pioches). La lecture suppose donc un passage par l’oral. Non pas seulement parce qu’on lit toujours à haute voix ; ni non plus parce que, comme pour un texte hébraïque ou arabe dépourvu de signes diacritiques, l’absence des voyelles réclame qu’un lecteur vienne les apporter pour rendre le texte compréhensible9. Car l’hébraïsant ou l’Arabe qui prononce les voyelles brèves absentes de l’écrit profère une parole immédiatement intelligible. Ce que le Touareg prononce n’est pas un texte où il aurait incorporé les voyelles manquant dans la graphie, mais une séquence sans signification où les voyelles ont une valeur indéterminée. Entre le LFSNSN qu’il a sous les yeux et le eLFaSeN eSsiN qu’il comprend finalement, s’intercale le LäFäSäNäSäNä qu’il a prononcé à haute voix, intermédiaire qui n’existe pas pour le lecteur hébreu ou arabe. Celui-ci, comme d’ailleurs un lecteur français qui uploads/Litterature/ casajus-tifinagh.pdf

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