Nul mieux que Blaise Cendrars n’a su rendre compte de l’extraordinaire liberté

Nul mieux que Blaise Cendrars n’a su rendre compte de l’extraordinaire liberté qui rayonne de l’inclassable figure de Casanova. « Je considère les Mémoires de Casanova comme la véritable Encyclopédie du 18e siècle […] ce grand vivant de Casanova. qui connaissait tout le monde, les gens, et la façon de vivre de toutes les classes de la société dans les pays d’Europe, et la route et les hostelleries, les bordels, les tripots, les chambrières, les filles de banquiers, et l’impératrice de Russie pour qui il avait fait un calendrier, et la reine de France qu’il avait interviewée, et les comédiennes et les chanteuses d’opéra, Casanova qui passait aux yeux de la police pour un escroc dangereux et dans les salons pour un beau joueur ou un sorcier, le brillant chevalier de Seingalt, chevalier d’industrie, qui fréquentait les ouvriers, les artisans, les brodeuses, les marchandes à la toilette, le petit peuple des rues, cochers et porteurs d’eau, avec qui il était à tu et à toi comme avec le Prince de Ligne […] qui se mourait d’impatience pour avoir la suite de ses Mémoires […]. Casanova a même échappé à l’emprise des professeurs, des thèses, de l’Université, c’est pourquoi il est un éducateur incomparable de la jeunesse qui aimera toujours la vie et l’amour, les femmes et le vin, les aventures et la réussite, l’insubordination et le jeu, la société où l’on s’encanaille et le monde, les affaires d’honneur qui comportent un grain de folie, une entreprise aussi désespérée que celle de l’évasion des Plombs de Venise, l’argent que l’on jette par les fenêtres, un corps bien exercé et la façon de s’en servir avec esprit sinon avec scrupules, et comme notre bel aventurier n’a écrit dans aucune langue avouable, il ne peut être réclamé par aucune nation pour être déformé officiellement, réformé. Casanova a toujours couru sa chance et continue… » Blaise Cendrars, Pro Domo, 1949 Casanova, la passion de la liberté Oui ou non, gravure de Jean-Michel Moreau, 1783, BnF, Estampes, EF-59 (A-6)-BOITE- Bocher 1366 Rédaction : Anne-Sophie Lambert C’est nous qui sommes les auteurs de notre soi-disant destin… Histoire de ma vie Introduction Casanova et la liberté J’aimais, j’étais aimé, je me portais bien, j’avais beaucoup d’argent, et je le dépensais, j’étais heureux, et je me le disais, riant des sots moralistes qui disent qu’il n’y a pas de véritable bonheur sur terre. C’est le mot sur terre qui me fait rire, comme si on pouvait aller le chercher ailleurs. Histoire de ma vie Si la curiosité intellectuelle, encyclopédique, l’appétit du savoir sont des moyens d’émancipation pour l’homme au xviiie siècle, Casanova est sans aucun doute un homme libre, tout à la fois docteur en droit, abbé, soldat, écrivain public, violoniste, médecin, magicien, libertin, joueur, financier, espion, Pierrot, danseur, amant, impresario, auteur, traducteur, bibliothécaire, éditeur, capitaine d’industrie… Dans ses Mémoires, sa première expérience de la raison marque le début de sa vie : lors de son neuvième anniversaire à bord du Burchiello entre Venise et Padoue, il comprend que la terre tourne en observant que ce ne sont pas les arbres qui marchent mais le bateau qui avance. Grâce à l’usage de la raison, la fatalité n’est plus un destin, l’homme libre donne sens à son histoire. Et sans doute, nul autre que Casanova au xviiie siècle n’a aussi bien pris en compte dans sa vie terrestre le présent. Homme aux mille masques (rien d’étonnant pour un Vénitien), il s’offre toute la liberté de jouir de l’instant présent sans conséquences. Sa liberté est avant tout celle du détournement des interdits, celle du plaisir, mais en conservant toujours son sens de l’honneur, ce qui fait de lui un homme libre et non un libertin. Sa liberté s’incarne par la contestation de l’ordre social établi en Europe au xviiie siècle. Fils de comédiens de Venise, frère d’un peintre célèbre en son temps, Casanova ne détermine jamais son statut social par sa naissance mais par son habileté. Esprit curieux, indépendant, à une époque où l’individu n’existe pas s’il n’est pas bien né, Casanova invente l’individualisme moderne, se donnant tous les moyens de réussir pour lui-même. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il écrive ses Mémoires en français. Il se donne ainsi le choix de refuser la fatalité de la langue de naissance pour adopter la langue de la philosophie, de la diplomatie au xviiie siècle, adaptée à son ambition d’un vaste lectorat. Ce choix est d’autant plus libre que dans cette Bohême de la fin du xviiie siècle, le français est devenu la langue de l’ennemi. Son goût de l’aventure l’amène très tôt à affronter les lois. Ce dont les Encyclopédistes rêvent dans leurs cabinets, Casanova le réalise à travers les actes de sa vie. Et, son évasion de la prison des Plombs, le 31 octobre 1756, en est le symbole. La privation de liberté lui est insupportable, « je n’avais jamais de ma vie eu la bouche si amère » dit-il. Sur le pouvoir de la raison émancipatrice, il écrit lors de son séjour en prison : « La seule pensée qui m’occupait était celle de m’enfuir… J’y pensais toujours parce que j’étais certain de ne pouvoir le trouver qu’à force d’y penser. J’ai toujours cru que lorsqu’un homme se met dans la tête de venir à bout d’un projet quelconque, et qu’il ne s’occupe que de cela, il doit y parvenir, malgré toutes les difficultés ; cet homme deviendra Il y a débat autour du personnage de Casanova. De lui, l’histoire a surtout retenu son don de séduction, l’assimilant à un Don Juan libertin et machiste. Mais n’est-il pas plutôt un homme symbole des Lumières, curieux de toute nouveauté, persuadé que son émancipation et la maîtrise de son destin passent par la connaissance du monde ? Casanova n’est-il pas une icône d’un monde, d’une civilisation sur le point de disparaître ? Dans sa capacité de transformation, ne représente-t-il pas l’âme même du xviiie siècle européen ? Sa passion de la liberté, son goût de l’aventure et son expérience du bonheur n’en font-ils pas même un homme étonnamment moderne ? Les 3 700 pages in folio de l’Histoire de ma vie nous offrent, malgré une mémoire autocentrée et parfois déformante, une véritable histoire culturelle du settecento européen dont la pertinence dépasse bien largement les cours princières pour englober l’ensemble de la population (surtout féminine, il est vrai), mettant en scène Casanova comme emblème d’un esprit, d’un mode de vie, donnant un aperçu du goût, de l’histoire, des contradictions, des inquiétudes et des pulsions de son époque. Les Mémoires de Casanova ont une portée philosophique bien plus importante que ceux de Saint-Simon décrivant le siècle de Louis XIV. Casanova y apparaît comme un héros de la liberté, une liberté qu’il ne voulut jamais sacrifier ni pour une femme, ni pour une cause. Bien plus qu’un dramma giocoso, opéra burlesque né aussi à Venise au xviiie siècle, la vie de Casanova nous donne à voir une expérience du bonheur, l’aventure du plaisir. Portrait de Casanova à 63 ans, gravé par Berka, BnF, Réserve des livres rares, RES P- Y2- 2066 Il y a plaisir à se familiariser avec Casanova, à ne pas le traiter en frivole romancier érotique, mais en historien des mœurs, en témoin très précis des vices qui étaient autant ceux de son époque que les siens à proprement parler. Octave Uzanne, Le Calendrier de Vénus, 1880 grand vizir, il deviendra pape, il culbutera une monarchie pourvu qu’il s’y prenne de bonne heure. » Pas étonnant que ce récit devienne sa carte de visite privilégiée pour entrer dans tous les salons européens du xviiie siècle. Cela dit, n’est-il pas plus subversif de demander au pape Clément XIII d’emprunter à la bibliothèque du Vatican des livres mis à l’Index ou de manger gras le vendredi ? Casanova se sent en effet au- dessus des lois, à l’abri de toute limitation. Sa vie amoureuse témoigne aussi de sa liberté et tout le monde connaît sa fameuse exclamation : « J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté. » Hors de son contexte, cette phrase pourrait témoigner d’un homme cynique, peu enclin aux sentiments. L’Histoire de ma vie atteste du contraire. Il souhaite en effet voir ses compagnes jouir de la même liberté qu’il s’accorde à lui-même et ici se marque peut-être un esprit en avance de plusieurs révolutions dans les rapports entre hommes et femmes. Ainsi, l’amour de sa vie, Henriette, est une femme libre, experte dans l’usage des masques, s’habillant en homme pour voyager, utilisant des noms d’emprunt, qui sait aussi s’éclipser avant que s’éteigne la passion. Casanova est en effet un homme libre de son corps, ce qui lui permet d’accéder au plaisir physique. Il connaît son corps, ses perturbations, ses désirs, ses maladies. Il se soigne d’ailleurs seul lors des nombreux épisodes de maladies vénériennes qu’il eut à subir au cours de sa vie. Son rapport au corps est d’une troublante modernité. Pour autant, son rapport à la liberté est ambigu. Dès le uploads/Litterature/ casanova.pdf

  • 26
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager