Catulle et ses lecteurs http://revel.unice.fr/cnarra/document.html?id=8 Evrard

Catulle et ses lecteurs http://revel.unice.fr/cnarra/document.html?id=8 Evrard Delbey A la mémoire de J. Granarolo, ce Catullien vivant. Nous inscrivons cette étude dans un sujet plus vaste : la construction de plusieurs types de lecteurs par un auteur. Nous avons choisi la figure d'un poète latin du 1er siècle av. J.-C. pour analyser cette diversité qui agit sur les processus de réception d'un recueil de Poèmes et dont l'un des aspects consiste en la figure du poète lecteur de lui-même, devenu autre par l'énonciation de son nom propre. Nous organiserons ce travail de manière à mettre en perspective ce sentiment d'altération de l'identité morale. La traduction choisie est celle d'André Markowicz, Le livre de Catulle, L'Age d'Homme, 1985; le texte reste celui de la Collection des Universités de France. Ce ne sont pas les questions portant sur la réception de l'oeuvre de Catulle qui nous préoccupent dans ce travail; autrement dit, nous n'étudierons pas les jugements formulés par Properce ou Ovide -pour ne prendre que l'exemple de poètes partageant une thématique élégiaque- sur la poésie catullienne. Nous nous intéresserons plutôt aux diverses présences de lecteurs dans les Poèmes selon que prédominent des relations d'amitié, d'inimitié, de passion amoureuse; de fait, le plus souvent Catulle adresse directement son poème à un destinataire précis avec lequel il entretient un rapport individuel. Toutefois, nous mettons à part le premier poème du recueil : dédicace de l'ouvrage à Cornelius Nepos, ami du poète, historiographe s'intéressant aux hommes illustres tels Agésilas, Alcibiade, Aristide, Atticus, Caton, Cimon, Dion de Syracuse, Epaminondas, Hamilcar, Hannibal, Lysandre, Miltiade, Pausanias, Pélopidas, Phocion, Thémistocle, Thrasybule... Poète à ses heures, il édita peut-être le manuscrit de Catulle. Le ton des vers est affectueux et place Cornelius dans la position du lector doctus qui sait reconnaître les mérites de quelques petits vers : "A qui donc le donner, ce petit livre Tout nouveau, policé de pierre ponce? - A toi seul, Cornélius, qui semblais prendre Evrard Delbey, Catulle et ses lecteurs, Cahiers de Narratologie, n°11 Figures de la lecture et du lecteur. 1 Mes petits musements pour quelque chose (...) Daigne donc l'accepter, ce tendre livre, Quoi qu'il vaille ... (...)." (c.1, 1-4, 8-9). Cet envoi suppose un acte de lecture idéale où seul Cornelius Nepos jouit de la possibilité de lire tous les poèmes, alors que le recueil présente une multitude de lecteurs nommés et isolés par les vers qui les désignent. Catulle recourt à l'autorité d'une dédicace qui officialise, en le simplifiant, le rapport au texte poétique; au-dessus des lecteurs que l'existence sépare, la personne d'un lecteur archétypal, chargé d'accueillir la plurivocité, l'hétérogénéité des textes; lecteur sinon unique, du moins premier. Nous commençons, donc, par les références aux lecteurs-amis, dès lors que le recueil existe grâce à cette proximité due à l'intimité partagée de la vie privée. Ainsi le c.6 somme gentiment Flavius d'accepter de confier à Catulle le détail de ses ébats amoureux : "Mon Flavius, il faudrait que tu me parles, Tu ne pourrais te taire si ta belle Ne manquait ni de charme ni de grâce, Mais tu aimes je ne sais quelle pute Épuisée, -tu as honte de le dire. (...) Ainsi donc, que tu sois ou non à plaindre, Parle, -et toi comme celle que tu aimes, Que le charme du chant vous porte au ciel." (c.6, 1-5, 15-17). Nous trouvons un motif analogue dans le c.55 à Camerius. Nous voyons immédiatement que la poésie de Catulle n'est pas écrite pour elle-même; elle suppose l'existence d'un lecteur qu'elle nomme et qu'elle interpelle; nous évoluons dans un espace littéraire qui reproduit la communication orale : cela fut analysé en son temps par J. Granarolo. Destinataire le plus souvent unique, le lecteur n'est pas interchangeable. Autre exemple, le c.9 qui dit l'exultation saisissant le poète au moment de revoir son cher Veranius : "Véranius, le meilleur des camarades, Evrard Delbey, Catulle et ses lecteurs, Cahiers de Narratologie, n°11 Figures de la lecture et du lecteur. 2 Le plus proche entre trois cent mille proches, Tu reviens t'incliner à tes pénates, Chez tes frères chéris, ta vieille mère, Tu reviens, sain et sauf ... C'est une fête! Tu viendras me charmer par l'Hibérie, Ses nations, leur histoire, leurs coutumes Et je t'embrasserai, enfin, sans trêve, Sur le cou, sur les yeux et sur les lèvres ... Qui des hommes heureux pourrait se dire Plus heureux et plus gai que ton Catulle?" Cette tendresse marque également l'invitation au festin envoyée à Fabullus qui, par son inspiration, reprend la poésie de banquet dont la tradition est grecque; nous pénétrons, alors, dans un petit monde de plaisirs partagés; lecteur hédoniste de ce c.13, Fabullus ne nous sera connu que par son goût de la vie joyeuse : "Tu feras chez Catulle, Fabullus, Un festin, si les dieux sont favorables Et si tu nous amènes de quoi faire Ce festin, -une fille éblouissante, De l'esprit et du vin et tous les Rires. Si tu prends tout cela, gracieux jeune homme, Tu feras un festin puisque les toiles D'araignée règnent seules dans ma bourse. En échange, reçois le pur Amour Et le plus élégant, le plus aimable Evrard Delbey, Catulle et ses lecteurs, Cahiers de Narratologie, n°11 Figures de la lecture et du lecteur. 3 Des cadeaux : un parfum que mon amante A reçu de Vénus et Cupidon. Tu prieras que les dieux, mon Fabullus, Te transforment en nez à ces essences." Ainsi composé, ce poème épigrammatique est un billet qui semble attendre sa réponse. Calvus, de son côté, orateur et poète célèbre, pleura dans un recueil d'élégies son épouse Quintilia; Catulle écrit pour lui le c.96 où s'expriment tout le tact et la beauté d'une compassion qui se veut porteuse de consolation : "S'il se pouvait que les tombes, pourtant muettes, éprouvent Quelque agrément à sentir notre tristesse, Calvus, Dans le tourment des regrets qui revit nos amours de jeunesse Quand nous pleurons l'amitié morte pour nous dès longtemps, Quintilia serait moins affligée d'être morte si jeune Que bienheureuse en voyant comme tu l'aimes toujours." Cette courte élégie montre elle aussi que le poète n'envisage de public que composé de ceux dont il se sent le plus proche, tant que ses relations sont placées sous le signe de la confiance amicale et du dévouement. Cela permet des variations de ton dans ce registre positif : sourire, joie, amusement, tristesse évitant de peser trop, autant d'instantanés de l'écriture et de la vie. Le c.50 complète l'image de la force de l'amitié pour Licinius Calvus. Le billet érotique à Ipsithilla marque, à sa manière, cette évidence de l'existence qui devient la texture de la parole littéraire; c'est le c.32 : "J'aimerais, toute douce Ipsithilla, Mes charmantes jouissances, mes délices, Qu'à midi tu m'invites dans ta chambre. Et si tu m'y invites, sois gentille, Ne mets pas le loquet contre la porte, N'essaie pas de sortir avant que j'entre Et attends, bien au calme, dans ta chambre, Evrard Delbey, Catulle et ses lecteurs, Cahiers de Narratologie, n°11 Figures de la lecture et du lecteur. 4 Prête à être foutue neuf fois de suite. Mais alors, que ce soit à l'instant même, Car, repus, reposé, la panse pleine, Je transperce déjà tunique et cape." L'écriture coïncide avec ce moment d'impatience amoureuse. Nous terminerons cette première série d'exemples par le c.56. P.Valerius Caton, auteur de poèmes mythologiques et érotiques voire obscènes, y occupe la place de lecteur privilégié car instruit avant tout le monde d'une scène osée : "Ah, Caton, cette blague était si drôle Et si digne pour toi d'éclats de rire! Ris, Caton, toi qui aimes ton Catulle; Cette blague, vraiment, était trop drôle. J'ai surpris un garçon trouant sa garce A grands coups, et, pour plaire à la déesse, J'ai percé, tout rigide, ses arrières." Ni la chasteté ni la vertu ne sont de mise ici; la brutalité tient au mode d'énonciation tout autant qu'à la désignation même du lecteur qui se veut provocante; le caractère public que prend la transgression audacieuse de la morale collective se fonde, en effet, sur une ambiguïté : Catulle joue sans doute sur l'homonymie qui fait penser au respectable Caton d'Utique, lorsque P.Valerius Caton est interpellé. Ainsi, le poème trouve une part de sa force dans ce quiproquo possible à propos de son destinataire. Ces exemples de lecteurs, donc de lectures à faire des Poèmes, nous semblent montrer que les figures de lecteurs nommés permettent de concilier les références au réel avec la poésie; écrits de manière "réaliste", les carmina n'excluent pas l'"autoréflexivité", Catulle concevant sa poésie comme la mise en scène d'un lecteur-destinataire qui le renvoie à lui-même, à ses sentiments. À ce titre, nous pouvons évoquer le lecteur double de l'auteur et le poème miroir tendu où l'ami se reconnaît. Il n'en va pas de même lorsque Catulle s'en prend à ses ennemis : les lecteurs-ennemis sont l'objet de toutes les invectives. Aurelius et Furius l'apprennent plusieurs fois à leurs dépens : "Je vous baise, putain, je vous transperce, Aurélius le pédé, Furius la pute! Pour des vers uploads/Litterature/ catulle-et-ses-lecteurs.pdf

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