1 Les essais d’Abdelfattah Kilito : une politique de l’écriture La qualité d’in

1 Les essais d’Abdelfattah Kilito : une politique de l’écriture La qualité d’intellectuel, et plus précisément d’intellectuel marocain, ne saurait être déniée à Abdelfattah Kilito. Plusieurs ouvrages récents en attestent. Tel celui de Fadma Aït Mous et Driss Ksikes, très simplement et joliment intitulé Le Métier d’intellectuel, et sous-titré Dialogues avec quinze penseurs du Maroc1. Kilito figure parmi les personnalités interrogées parce qu’elles jouent, chacune à sa façon, un rôle d’aiguillon aidant à l’acquisition d’une autonomie de la pensée. Dans l’introduction de l’ouvrage, un détail est précisé qui attire mon attention : ces quinze intellectuels sont tous, au minimum, bilingues. Je voudrais suivre ce fil révélateur de la pluralité linguistique. Il permet de dégager le lien qu’Abdelfattah Kilito entretient avec ces penseurs largement ouverts, non seulement sur leur monde marocain environnant déjà travaillé par la diversité, mais plus largement encore sur le « tout-monde » si l’on veut user d’une expression glissantienne suggestive. Il permet aussi, ce fil linguistique, de montrer la singularité d’A. Kilito et l’art dont il fait montre, de par sa pratique d’écriture, pour faire bouger les espaces de parole, pour introduire du jeu (tant au sens ludique qu’au sens spatial). I- Abdelfattah Kilito écrit aussi bien en français qu’en arabe littéral, et impose, par la constance de cette double pratique, l’idée d’une valeur symbolique équivalente des deux langues. Elles sont en effet d’égale façon pour lui des langues de l’écrit : liées à la littérature, et au commentaire sur la littérature. (Une autre place est réservée dans sa représentation des langues du Maroc à la darija : cantonné à la communication orale, l’arabe dialectal lui apparaît, dans les quelques tentatives de passages à l’écrit qu’il a eu l’occasion de lire, comme devenant quasiment langue étrangère, difficile à déchiffrer2.) La plupart des autres intellectuels de sa génération (entendue de façon extensive), également pour le moins bilingues, ont spécialisé les usages des deux langues. Abdelkébir Khatibi a écrit aussi bien ses essais critiques que ses récits exclusivement en français ; Abdellatif Laâbi, s’il traduit des poètes arabophones en français, n’écrit son œuvre personnelle que dans cette dernière langue ; plus parlant encore : Abdallah Laroui écrit ses essais historiques en français et ses récits personnels en arabe, distribuant ainsi de façon clivée les performances linguistiques selon que l’objet du discours relève du conceptuel ou de l’affectif (on retrouve dans une telle configuration un écho des distinguos entre rationalité et sensibilité qu’effectuait déjà par exemple Senghor). C’est dire que ces bilingues, s’ils établissent des ponts entre des usages linguistiques qui ont partie liée avec des modes de pensée et des univers culturels différents, maintiennent peu ou prou une forme de bipolarité reflétant une représentation fixe de ces différents espaces3. Pour A. Kilito en revanche, pas de spécialisation impérieuse, donc de fixité dans la convocation des langues, pas de fétichisme linguistique. Son essai sur La Langue d’Adam4 se fonde sur la lecture tout à la fois savante et ironique de nombre de textes anciens affirmant qu’au paradis 1 Presses de l’Université citoyenne, HEM, Maroc, 2014. Il faudrait citer aussi par exemple Kilito en questions, entretiens menés et publiés par Amina Achour, éditions La Croisée des chemins, Casablanca, 2015 ; ou encore les actes d’un colloque qui a été entièrement consacré à son œuvre : Abdelfattah Kilito. Dédales de l’écriture, Khadija Mouhsine (dir.), éditions Toubkal, Casablanca, 2013. 2 Cf. Je parle toutes les langues, mais en arabe, Sindbad-Actes Sud, 2013, p. 16. 3 Je gauchis un peu la position de Khatibi, plus ambiguë que ce que mon assertion ne laisse entendre ; cependant, malgré le concept intéressant de « bilangue » qu’il développe dans Amour bilingue (Fata Morgana, Montpellier, 1983) le doute qui l’envahit – et que glose A. Kilito (Je parle toutes les langues, mais en arabe, p. 102) – lorsqu’il a la révélation de s’être symboliquement « trompé de langue » est révélateur de la résistance d’un sentiment d’interrogation sur les langues qui ne travaille pas de la même façon Kilito. 4 La Langue d’Adam et autres essais, Toubkal, Casablanca, 1995. 2 originaire le premier homme ne pouvait parler que la langue de la révélation, à savoir l’arabe. Or, « [t]oute interrogation sur la langue d’Adam vise bien sûr à déterminer l’origine, à identifier la langue une et unique de l’origine, mais elle révèle aussi la situation de celui qui s’interroge : pourquoi ma langue diffère-t-elle de celle des autres ? Comment expliquer la pluralité des langues ? Quand cela a-t-il commencé ? », prévient la quatrième de couverture de l’ouvrage. Certes, ses récits personnels (La Querelle des images ; En quête ; Le Cheval de Nietzsche ; Dites-moi le songe) sont écrits, en tout cas publiés en français5, même s’il suggère que dans son cas, comme dans celui de tous les écrivains marocains qu’il aime évoquer comme des sortes de « doubles », ou avec lesquels il établit en tout cas des affinités (Ahmed Séfrioui ; Edmond Amran El Maleh…), on décèle toujours une appropriation marocanisée du français6. On connaît aussi sa boutade éloquente, reprise et adaptée du Journal de Kafka : « Je parle toutes les langues, mais en arabe », devenue l’annonce même du titre d’un de ses derniers essais… La langue maternelle hanterait toujours explicitement ou secrètement la pratique de l’autre langue de communication. Mais ses essais sont écrits tantôt en arabe tantôt en français, sans que lui-même puisse toujours déterminer quelle en a été la langue première (passages initiaux écrits en français puis glissement vers l’arabe ou inversement) et ce qui a influé sur le choix final7. D’où certaines équivoques. Par exemple, à sa parution, Dites-moi le songe a été signalé par erreur comme traduit de l’arabe, alors, affirme-t-il, qu’il l’avait écrit en la circonstance précisément en français8. D’où probablement aussi, entre autres raisons, les traductions rapides et systématiques en arabe de ses textes publiés en français9. Sans qu’il y ait le plus souvent d’auto-traduction. Il a beaucoup réfléchi sur la pratique et l’impact des traductions, et sait qu’entre le traducteur et l’auteur originel c’est toujours un « jeu d’échecs »10 qui s’engage. Ce n’est pas tellement qu’il y ait de l’intraduisible dans un essai ; c’est qu’il existe une poétique générique propre à chaque langue conduisant le traducteur à transposer ou même à réécrire… C’est un point qui pourrait être développé, mais dans un autre cadre. Je retiens de cette pratique linguistique dédoublée deux premières conclusions partielles. a) A. Kilito n’est pas un écrivain qui se situe seulement dans une alternance, une oscillation d’un espace linguistique à un autre mais plutôt dans un « tiers-espace »11 ou dans un entre-deux, 5 La Querelle des images, Eddif, Casablanca, 1995 ; En quête, Fata Morgana, Montpellier, 1999 ; Le Cheval de Nietzsche, Le Fennec, Casablanca, 2007 ; Dites-moi le songe, Sindbad-Actes Sud, Arles, 2010. On peut voir une explication de ce choix du français dans son commentaire de l’option prise par A. Laroui (dans Je parle toutes les langues, p. 50). « Cela nous amène à poser une autre question : qu’aurait été le destin des romans de Laroui, s’il les avait écrits en français ? La réponse me semble évidente : ils auraient attiré l’attention davantage, aussi bien dans le monde arabe qu’ailleurs. Ils auraient par exemple été immédiatement traduits en arabe, alors qu’il a fallu attendre plusieurs décennies pour voir paraître une traduction française d’Al-Ghurba (L’Exil). » 6 Il y aurait beaucoup à dire sur la perception de cette marque marocaine (fonctionnant comme un shibboleth) dans le français de l’écriture narrative de Kilito. Cela sort du cadre de cette communication, même si ce que je développe dans le troisième point de mon exposé esquisse quelques éléments du développement possible. 7 « […] beaucoup de mes textes écrits en arabe ont d’abord été rédigés en français sous une forme plus ou moins aboutie, et inversement. Les textes qui composent Les Arabes et l’art du récit se trouvent pour la plupart dans Al- adab wal-irtiyab (Littérature et suspicion). Il y a un tel va et vient linguistique entre les deux livres que je ne sais plus lequel a été écrit le premier. », in Kilito en questions, op. cit., p. 106-107. 8 Ibid., p. 136-137. 9 Cela se vérifie moins dans le sens arabe-français : Tu ne parleras pas ma langue est le seul essai traduit de l’arabe ; L’Absent est en cours de publication ; Ma’arri, bien que traduit, n’a toujours pas de calendrier de publication. 10 Voici ce que dit Kilito de la traduction : « […] entre le traducteur et l’auteur se loge une vague méfiance, tous deux sont assurés de perdre au jeu, un jeu d’échecs, dans tous les sens du terme. », in Kilito en questions, op. cit., p. 129. 11 Notion développée par un des théoriciens les plus reconnus de la postcolonialité, Homi K. Bhabha, dans Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Payot, 2007. « Ce qui 3 à condition de donner à cette notion la signification éclairante qu’a définie Daniel uploads/Litterature/ abdelfattah-kilito.pdf

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