Bruno Blanckeman CENTRER/CADRER: UN USAGE DE LA CORRESPONDANCE YOURCENARIENNE É

Bruno Blanckeman CENTRER/CADRER: UN USAGE DE LA CORRESPONDANCE YOURCENARIENNE Épistolière prolixe, auteur de plusieurs milliers de lettres dont quelques centaines ont été à ce jour éditées, Marguerite Yourcenar ne dissocie pas l’usage de la lettre de la composition de son œuvre et de la construction de son identité d’écrivain. Dans le prolongement des articles que nous avons consacrés à cette correspondance, nous analysons ici une particularité de la démarche yourcenarienne : centrer la lettre sur quelque problématique privilégiée qui a échappé tout ou partie à la sagacité des lecteurs, cadrer ainsi la réception de l’œuvre au delà même de sa seule fabrication littéraire. RELIEF 2 (2), 2008 – ISSN: 1873-5045. P237-247 http://www.revue-relief.org URN:NBN:NL:UI:10-1-100008 Igitur, Utrecht Publishing & Archiving Services © The author keeps the copyright of this article Par la pratique épistolaire, un individu correspond à même sa propre vie avec un autre : la relation intersubjective en constitue donc la dynamique nodale. Lorsque cet individu est écrivain de métier et qu’il se nomme par ailleurs Marguerite Yourcenar, cette pratique engage une autre forme de correspondance. Les lettres visent à faire correspondre, c’est-à-dire coïncider de la façon la plus exacte qui soit, un projet littéraire et sa réception, une œuvre singulière bardée d’intentions et une lecture extérieure dotée de ses propres ressources. Identité et altérité recouvrent une acception simultanément existentielle – l’affirmation de soi au travers d’un échange avec autrui – et esthétique – la certification d’une œuvre, de son sens, de son intelligence. Dans la continuité de l’étude proposée lors du 237 colloque sur la réception de l’œuvre de Yourcenar organisé à l’Université de Clermont-Ferrand par Rémy Poignault en novembre 2007, je me propose d’analyser, lettres à l’appui, certaines modalités de cette relation épistolaire à autrui. J’appellerai effet de « centrer/cadrer » un phénomène observable dans les lettres que l’écrivain compose en réponse au courrier d’un lecteur qui, après avoir lu ou étudié l’un ses ouvrages, lui fait part de ses réactions, de ses enthousiasmes, de ses interprétations, de ses réserves. Ce phénomène engage la question du lien, souvent litigieux, entre un acte de création et une situation de réception, la deuxième déplaçant en partie les enjeux et mobiles de la première. La lettre intervient pour recentrer la lecture par rapport à l’œuvre elle-même et la recadrer en rappelant ce qui s’apparente à un programme. Commentant les commentaires de ses livres, Marguerite Yourcenar ne se contente pas toutefois d’apporter des éléments de rectification : elle en décrit la genèse, en dévoile les sources, approfondit rétrospectivement sa propre recherche. Elle élabore un métadiscours tout à la fois érudit - rapport de l’œuvre aux éléments de savoir qu’elle s’approprie -, critique -interprétation de passages ou problématiques jugés mal perçues - et théorique - déduction des principes d’un art poétique qui tend souvent à une réflexion plus spéculative sur quelque point d’éthique. À bien des égards les lettres constituent donc le lieu où un ouvrage, en retour de ses lectures, approfondit la conscience de ses fins et de ses moyens, et l’œuvre en général, considérée comme un projet mûri de livre en livre et que seule leur somme compose, se centre autour de certains principes et se cadre autour de plusieurs valeurs. Ce phénomène de « centrer/cadrer », je l’étudierai en m’intéressant à deux extraits de lettres qui permettent d’en étudier in vivo la dynamique, l’une extraite du volume Lettre à ses amis et quelques autres, lettre à Anat Barzilaï en date du 20 septembre 1977, l’autre extraite du deuxième tome de la correspondance, Lettre à Atanazio Mozillo en date du 14 janvier 1957, deux lettres représentatives de cette tendance paratextuelle marquée1. Leur importance tient au fait que, s’adressant à un certain type de destinataires, des lecteurs de profession (un universitaire, une étudiante), l’écrivain est moins portée aux confidences d’ordre personnel, quand bien même celles- ci sont par principe toujours sévèrement contrôlées, qu’aux extrapolations théoriques. 238 À plusieurs reprises, Marguerite Yourcenar réagit à ce qu’elle considère, dans la lecture et l’interprétation de l’un de ses livres, comme un acte de mésinterprétation. Cette réaction dépasse la simple volonté de resituer une lecture déviante dans l’axe majeur de l’œuvre, donc de rappeler quel en est le centre de gravité. L’écrivain semble poussée dans ses retranchements, sinon atteinte, par cette lecture décalée dont elle se sent presque responsable, d’où le besoin de recentrer et recadrer après coup de façon plus précise, plus approfondie, sa propre intention. Par le surcroît d’informations qu’elles apportent ou la casuistique de la création qu’elles engagent, les lettres donnent à penser que l’écrivain éprouve comme un besoin de se justifier des erreurs ou des manques imputés par ailleurs, et sans le moindre état d’âme, au lecteur. Ainsi de la longue lettre-réponse adressée à Anat Barzilaï, étudiante préparant une thèse sur son œuvre le 20 septembre 1977. L’écrivain souligne avec insistance l’influence exercée sur elle, et cela dès ses débuts, par les philosophies védiques. Vous oubliez trop, ou peut-être ne vous êtes pas encore assez rendu compte que les bases ou les harmoniques de ma pensée ont été dès le départ la philosophie grecque (Platon dans mon adolescence, vite dépassé pour les néo-platonistes, et ceux-ci pour les présocratiques), les méditations des upanishads et des sutras, les axiomes taoïstes. Si je n’ai que très discrètement marqué dans mes livres le plan sur lequel ils se situent, c’est que ce genre de recherches est trop peu pratiqué, surtout en France, pour ne pas donner lieu à un malentendu de plus (L, 561). Passage intéressant, à bien des égards : il se lit comme une étude critique de réception, l’auteur reprochant à l’étudiante d’occulter les soubassements intellectuels qui fondent sa vision du monde – une vision qui serait d’emblée extrêmement composite, marquée par un syncrétisme à toute épreuve puisqu’elle balaie d’Apollon à Bouddha, pour reprendre la formule plaisante de Jean Chalon. Mais ce même passage se lit aussi comme la compréhension de ce qui dans l’œuvre appelle le défaut d’interprétation pointé (« Si je n’ai que très discrètement marqué dans mes livres »), donc, sinon comme une autocritique, du moins comme la justification d’un choix d’auteur qui, faute d’être explicite, peut prêter à confusion. En jouant sur le registre de l’allusion, l’écrivain aurait en quelque sorte été la complice involontaire de la mésinterprétation 239 incriminée. L’argument retenu présente ceci de frappant que Marguerite Yourcenar se montre sensible, à côté de tout esprit de système et sans être, semble-t-il, avisée des travaux qui se développent alors en la matière, aux questions abordées par les théories de la réception (la lettre date de 1977, les travaux de Jauss se développent à partir des années 1960). Elle souligne l’inhibition par tout écrivain des limites propres au champ culturel dans lequel son œuvre s’inscrit et par là même le principe d’une prédétermination partielle de l’œuvre par sa réception escomptée. À suivre son raisonnement ses textes les plus anciens ne manifesteraient pas ouvertement leur part d’influence hindouiste en raison de l’incapacité du public français à la comprendre, faute que se trouvent requises les conditions de sa perception. On ne se prononcera pas sur le bien-fondé de ce point de vue, en partie justifié à l’époque de la première publication des Nouvelles orientales, quand jouer les barbares en Asie relevait encore de la curiosité que seuls s’autorisaient quelques poètes belges, un peu moins évident toutefois à la fin des années 1970, alors que le Bardo Thodol par exemple jouit d’une reconnaissance certaine, y compris chez des poètes français, comme Philippe Jaccottet (suisse d’origine - ceci explique sans doute cela). Si l’analyse importe, c’est par cette idée d’une prise en compte de la réception culturelle de l’œuvre en son temps réel d’écriture, donc d’une anticipation de sa lecture standard, et parce qu’elle propose implicitement une posture d’écrivain confronté à la question de son entente avec un public ne possédant pas les mêmes références qu’elle. En laissant dans le flou artistique des pans de culture orientale qu’elle juge pourtant déterminants pour comprendre sa pensée, Marguerite Yourcenar n’aurait pas cherché à transgresser les attentes des lecteurs ni les codes implicites de réception de son temps. Elle ne les aurait pas non plus respectées à la lettre en jouant la carte de la conformation totale aux normes et aux valeurs du pays et de l’époque. Elle aurait opté pour une voie médiane : ni transgression frontale, ni conventionnalisme servile, plutôt une subversion en mode mineur. Se trouvent ainsi de facto rejetés le modèle de l’écrivain avant-gardiste, pour lequel seule l’ostranenie, l’effet de décalage absolu selon les formalistes russes, signe la littérature, et celui de l’écrivain académique, pour lequel la seule voix qui vaille est celle du perroquet, au profit d’un autre modèle, celui de l’écrivain passeur, qui, en toute 240 discrétion, comme il se doit quand on s’adonne à quelque voyage illicite, fait glisser d’une rive à l’autre, d’Occident en Orient. On peut toutefois se demander si l’interprétation que Marguerite Yourcenar propose en 1977 de ses choix de jeune écrivain n’est pas conçue a posteriori comme une réponse façonnée par les réceptions successives de ses uploads/Litterature/ centrer-cadrer-un-usage-de-la-correspondance-yourcenarienne.pdf

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