Louis-Bernard Robitaille Ces impossibles Français Denoël Louis-Bernard Robitail

Louis-Bernard Robitaille Ces impossibles Français Denoël Louis-Bernard Robitaille est le correspondant à Paris du quotidien canadien La Presse. Parmi ses nombreux ouvrages, citons, du côté des essais, Le salon des immortels. Une académie très française (2002) et, du côté des romans, Le zoo de Berlin (2000) et Long Beach (2006). INTRODUCTION Pas sérieux Les Français ne sont pas sérieux. Qualité suprême pour les uns ou vice congénital pour les autres, peu importe : ils ne sont pas sérieux, ça ne se discute même pas. Tout le monde est d’accord là-dessus à l’exception des principaux intéressés. Car ces frivoles, chacun le sait, ont cette particularité de se prendre eux-mêmes au sérieux. Et insistent pour que le monde entier fasse pareil à leur égard. Ils sont célèbres pour ça. Consultons nos classiques. Par exemple le Britannique Theodore Zeldin, auteur des Passions françaises, et aussi d’un curieux essai intitulé Les Français d’où l’on peut extraire cette phrase, l’une des rares à la fois significative et catégorique : « Au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie posait que chaque nation a son caractère propre, et que celui des Français était d’être “léger”... Un siècle plus tard, des professeurs continuaient à voir le trait dominant des Français dans leur faculté de s’amuser, à la fois intellectuellement et sensuellement, de jouer avec les idées, de mener une conversation brillante, élégante et spirituelle, de recourir à l’art pour chasser la tristesse, de le mettre au service de la vie sous toutes ses formes, de la sexualité aux jardins, car être français c’était avant tout être artificiel1. » Quelques années avant lui, en 1941, époque pourtant bien peu légère, Émile Cioran écrivait : « Le siècle le plus français est le XVIIIe. C’est le salon devenu univers, c’est le siècle de l’intelligence en dentelles, de la finesse pure, de l’artificiel agréable et beau. [...] Qu’a-t-elle aimé, la France ? Les styles, les plaisirs de l’intelligence, les salons, la raison, les petites perfections2. » Les Français sont « légers » : affaire classée. Mais ils ont en même temps la prétention de boxer dans la catégorie des poids lourds. S’ils se voient aériens comme Watteau, ils souhaitent inspirer autant de respect qu’une Panzer Division. C’est ce que nous dit le sociologue Gérard Mermet, dans l’édition 1997 de sa Francoscopie, lorsqu’il recense les sondages menés en Europe à propos des Français. Parmi les principaux défauts que les autres Européens leur attribuent, explique-t-il, on trouve leur « arrogance », leur « propension à parler et leur incapacité à écouter », leur « désintérêt pour le reste du monde »3. Ils exaspèrent les Italiens, qui trouvent à ces Méditerranéens revêches un air de supériorité chronique totalement infondé, ils horripilent les Allemands ou les Anglais qui n’en peuvent plus de les voir pérorer sur tous sujets, dans les salons ou sur les tribunes, les Européens du Nord et les Nord- Américains qui les jugent trop tirés à quatre épingles, trop parfumés et bien sûr très Ancien Régime. Voici au passage la version du journaliste italien Alberto Toscano : « Les Belges disent qu’un Français se suicide en mettant le revolver plus haut que sa tête, car c’est son complexe de supériorité qu’il doit viser4. » Au plus fort des retrouvailles franco-québécoises qui avaient suivi le fameux « Vive le Québec libre ! » du général de Gaulle en 1967, la France n’en finissait pas de recevoir somptueusement les cousins francophones d’Amérique du Nord sous les lambris dorés de ses palais nationaux. Il en était né une série de légendes urbaines, qui avaient trait généralement aux impairs commis par les visiteurs de la vallée du Saint-Laurent, qui se prenaient volontiers les pieds dans le protocole. Comment un vice-Premier ministre avait gardé ses couvre-chaussures pour un office solennel à l’église de la Madeleine où on avait déroulé pour lui le tapis rouge. Comment des invités québécois de haut rang avaient fait la queue, à la fin d’une réception, pour serrer la main aux huissiers. Mieux : on raconte encore aujourd’hui dans les chaumières que lors d’une de ces réceptions de ministres, notables et autres grands commis, un ministère (de la Coopération ?) avait eu la délicatesse de prévoir le renfort de jeunes et charmantes recrues de chez Madame Claude, question d’égayer un tableau masculin tristement monocolore. Mais, si l’on en croit la même légende, aucun de ces notables débarqués de leurs arpents de neige — pourtant habitués aux call-girls des conventions politiques d’outre- Atlantique — n’avait osé conter fleurette aux distinguées intermittentes de l’amour, car ils croyaient avoir affaire à des dames de la haute société parisienne. Car, disons-le crûment pour gagner du temps, une pute nord-américaine a la gueule de l’emploi, de même d’ailleurs que son homologue allemande ou britannique. Tandis que la française, surtout à ce haut niveau de la prostitution, peut fort bien tromper son monde. Jugée à l’aune de la simplicité légendaire des Nord-Américains, presque toute manifestation publique et officielle de Français prend des allures de Voulez-vous danser marquise, on rejoue le XVIIIe siècle, et le nom à particule menace. Il n’y a pas qu’en France que le problème du vouvoiement et du tutoiement reste matière à s’angoisser. Mais à Paris comme à Limoges, et pas seulement dans les milieux huppés, tout manquement aux bonnes manières5 vous condamne au ridicule, c’est-à-dire au déshonneur et à l’exclusion sociale — alors qu’ailleurs on manifeste de l’indulgence à ce chapitre. À elle seule la lancinante question de la poignée de main — la serrer ou pas, et la serrer à qui ? — tourne facilement au cauchemar. Cela rappelle, dans son Journal d’une jeune fille russe à Berlin, cette note de la jeune princesse Vassiltchikov prise en 1944 le lendemain d’une attaque aérienne qui l’avait forcée à se réfugier au sous-sol de l’hôtel Adlon : « J’avais eu tellement peur que lorsque finalement nous sommes sortis de l’abri, dans la confusion j’ai serré la main du maître d’hôtel6 ! » Elle avait jusqu’au bord du gouffre un souci du protocole et du chacun à sa place assez peu allemand en somme — sauf dans les familles comme la sienne, ruinée mais proche des Bismarck, Metternich et autres Hohenzollern — mais que l’on constate volontiers, même les jours de semaine, au sein de la bonne société française, réelle ou autoproclamée. Déterminer la bonne conduite à tenir est d’autant plus délicat que, de l’avis du préfet Gandouin en personne, l’autorité en la matière, « en France il y a un abus de la poignée de main qu’ignorent les autres peuples7 ». Ce qui multiplie les risques d’impair. Comment éviter en un lieu public de serrer cinquante mains sous prétexte qu’on en a serré une ou deux ? Par ailleurs vaut-il mieux faire attendre votre vis-à-vis et sa main tendue le temps de retirer votre gant — ce qu’enjoignent les bonnes manières — ou au contraire y aller franco et lui offrir votre main gantée, à la guerre comme à la guerre ! La poignée de main française est à elle seule un art qui exige à la fois science et capacité d’improvisation. Les Français en héritent à la naissance dans leur ADN. Par la suite ils ont inventé et raffiné à l’extrême la redoutable mathématique de la bise : de deux au minimum, elle passe à quatre en région parisienne et à trois en bord de Méditerranée. Tout manquement à ce code fluctuant mais rigide est sévèrement jugé. Ajoutons, difficulté supplémentaire, qu’il faut déterminer à qui faire la bise et à qui il est inconvenant de la faire. S’abstenir systématiquement vous vaudra une réputation de coincé ou de pestiféré. La faire à tout le monde passera pour de la grossièreté. L’historien Alain Decaux8 citait à ce propos un candidat à l’Académie française, pourtant savant et prestigieux, mais qui fut recalé in extremis : « Au cours de ses visites académiques, il voulait embrasser tout le monde ! » La France est, entre le laisser-aller fantaisiste et le cérémonial empesé, un pays du juste milieu, dont elle est seule à savoir où celui-ci se situe précisément9. Que ce soit au Conseil de sécurité de l’ONU, dans des ambassades à Prague, Tachkent ou Buenos Aires, dans les colloques universitaires, le Français apparaît volontiers sous la forme du petit marquis à costume cintré, badine et bouche pincée, du M. Je-sais-tout, du péroreur qui fait la leçon au monde entier. Jusque dans les foires agricoles ou commerciales de Chicago, le même Français, dans une version certes plus basse sur pattes que celle du diplomate ou de l’universitaire, se reconnaît au fait qu’il se veut omniscient, qu’il tient le crachoir sans discontinuer et qu’il explique à son collègue du Middle West comment faire pousser le blé. Quant au camarade de la CGT d’Aubervilliers, ou de Force ouvrière d’Ivry, il réussira tout naturellement l’exploit de prendre de haut ses interlocuteurs américains de l’AFL-CIO. Le Français ne se laisse pas facilement oublier. Et partout où il va, il souhaite, par une agitation soutenue, qu’on le prenne au sérieux. Il se réclame de Napoléon. Mais justement, sérieux uploads/Litterature/ ces-impossibles-francais-pdf.pdf

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