36 Savrina Parevadee CHINIEN Université Bordeaux – 3 L’art de l’« écrire » chez

36 Savrina Parevadee CHINIEN Université Bordeaux – 3 L’art de l’« écrire » chez Patrick Chamoiseau Résumé : Chez Patrick Chamoiseau, l’acte d’écrire est une thématique prédominante et récurrente. Le narrateur essaie souvent de se définir à travers ses écrits qui ont leur propre autonomie dans le roman. Ce personnage questionne son écriture : il est déchiré par l’insatisfaction qu’il ressent à se rapprocher du « souffle » du conteur créole : la béance entre l’oral et l’écrit est source de souffrance. Il préconise alors l’« écrire » qui se rapprocherait davantage de la parole du conteur et se voudrait libre des « contraintes » d’une écriture occidentale, marquée, selon lui, au sceau de l’idéologie de l’universel. Patrick Chamoiseau, créolité martiniquaise, « écrire » et écrit, identité, langue dominante, langue dominée, oralité, roman antillais, théorie postcoloniale L’écriture appauvrit le réel (Léopold Sédar Senghor) L es créolistes, notamment Patrick Chamoiseau, qui tentent de créer une littérature antillaise « authentique », souffrent de ce qu’ils nomment une « triple rupture » : « […] on passe de l’oral à l’écrit, c’est une rupture par l’énoncé ; on passe de la langue créole à la langue française, c’est une rupture par la langue ; on passe du conteur à l’écrivain, c’est une rupture par accélération » (Chamoiseau et autres, 1999 : 90). Si l’écrivain créole arrive difficilement à légitimer son statut intrinsèque, son énonciation se déploie aussi à travers l’impossibilité même de s’assigner une véritable place. Il nourrit sa création du caractère quelque peu ambigu de sa propre appartenance à son champ discursif et à la société. Rechercher une certaine authenticité littéraire malgré ces trois ruptures constitue une « souffrance indicible et un labeur atroce » Barthes, 1972 : 135) car la légitimité de l’écrit aux Antilles est constamment traversée par l’angoisse, le doute et les « affres » (Chamoiseau, 2002 : 633). L’oral garde une certaine suprématie car le conteur assurait le lien avec l’Afrique noire qui, elle, n’avait souvent pas d’histoire selon Présence Francophone, no 73, 2009 37 la pensée glissantienne et créoliste : pas de langues écrites, pas de chroniques à l’opposé de l’Europe qui reposait déjà sur la notion de temps et la conscience du passé… Pour les créolistes, le conteur créole a joué un rôle fondamental de « résistance » pendant l’époque esclavagiste ; il est considéré comme un héros, sa parole est source d’inspiration et définit mieux la société antillaise (Bernabé et autres, 1989 : 33-34). Patrick Chamoiseau révèle la difficulté stylistique que doit surmonter l’écrivain créole : « Et, plus que jamais, l’écrivain créole assis devant sa feuille perçoit à quel point, sur cette tracée opaque située entre l’oral et l’écrit, il doit abandonner une bonne part de sa raison […] pour se faire Poète » (Chamoiseau, 1994 : 1581). Cette réconciliation difficile entre l’oral et l’écrit est illustrée quand Solibo exprime son désarroi au narrateur : « Oiseau de Cham, tu écris. Bon. Moi, Solibo, je parle. Tu vois la distance ? » (Solibo : 52) Le narrateur souffre de ne pouvoir transmettre la parole, le mouvement du corps, donnés dans la répétition, la redondance, l’emprise du rythme, le renouveau des assonances qui dépeint l’essence même de sa société créole. Il se sent le « dérisoire cueilleur de choses fuyantes » essayant de « charrier une eau en panier » (ibid. : 225). Les créolistes sont confrontés à la problématique de l’oral et de l’écrit. En effet, comment conserver le dynamisme de la parole et ne pas le figer dans ce qu’ils considèrent le « statisme » de l’écrit ? L’oral, l’écrit et l’« écrire » Après le conteur « poète de l’identité », aucune instance n’a de légitimité à dire le récit, ni un protagoniste ni un narrateur unique ni l’auteur. Continuer le conteur en transcrivant sa parole, c’est le trahir ; se faire écrivain, c’est se trahir, renoncer à une tradition singulière, à son identité propre. De cette béance naît le « marqueur de paroles », qui tente, par conséquent, de réunir deux mondes, de 1 Dorénavant, toutes les références aux œuvres de Chamoiseau ne comprendront qu’un mot clé suivi du numéro de page correspondant à l’extrait cité, selon ce modèle : Dimanche pour Un dimanche au cachot (2007) ; Biblique pour Biblique des derniers gestes (2002) ; Écrire pour Écrire en pays dominé (1997) ; Que faire pour « Que faire de la parole ? » (1994) ; Texaco pour Texaco (1992) ; Solibo pour Solibo Magnifique (1988) ; et Chronique pour Chronique des sept misères (1986). L’art de l’« écrire » chez Patrick Chamoiseau 38 se faire traducteur, interprète de la « […] parole qui nourrit l’écriture et l’écriture qui fait parole » (Écrire : 200). Dans une culture où la transmission, du conteur à l’écrivain, de la parole unique à l’écrit assumé par un auteur n’a pas eu lieu, le discours ne peut être que morcelé, tendu entre l’oral et l’écrit, entre les versions multiples d’histoires sans commencement ni fin. L’écrit aux Antilles est avant tout un écrit occidental, un écrit exogène, ou « un écrit «envoyé» » (Chamoiseau et autres, 1999 : 200). À travers l’écrit, la langue française est vivement critiquée. En effet, le pouvoir policier, considéré comme colonial par les personnages, s’exprime dans « l’écrit du malheur » (Solibo : 15) en français, la langue de l’Autre. Chronique des sept misères dépeint comment Pipi sera déstabilisé à partir du moment où France-Antilles commence à publier des articles sur le « jardinier-miracle » qu’il est (Chronique : 200). Alors que son « intuition » et son observation de la nature le guident dans son travail, l’écrit le fera non seulement douter de lui-même mais entraînera aussi la perte de sa raison. L’écrit se manifeste comme un instrument de pouvoir redoutable et redouté, broyant les sensibilités et la liberté créoles. Le « marqueur de paroles », dans sa 647e lettre à l’Informatrice, lui parle de la nécessité de « […] lutter contre l’écriture : elle transforme en indécence, les indicibles de la parole… » (Texaco : 258). Si cette tension entre l’oral et l’écrit est source de « souffrance indicible », nécessitant un « labeur atroce » en ce qui concerne le style pour l’écrivain créole, la problématique de la langue est tout aussi pertinente dans la recherche d’authenticité littéraire. Le « guerrier de l’imaginaire » exprime son désarroi face à son double héritage : « Ma prime douleur fut dans le drame des langues : entre langue créole et langue française. […] Dans laquelle écrire juste et comment ? » (Écrire : 274) Langue dominante, langue dominée La relation langue dominante/langue dominée (français/créole) est résumée en trois postulats fondamentaux. Selon Chamoiseau, la négritude procédait à la célébration de la langue française qui devenait l’arme maîtresse de la « libération » mais amplifierait en Savrina Parevadee Chinien 39 quelque sorte la domination qu’elle conservait intacte. Toutefois, les auteurs qui choisissent la langue créole y appliquent un cahier des charges inspiré par la langue française. Et finalement, d’autres entrent en « schizophrénie littéraire » (Écrire : 66-67), produisant une œuvre en langue dominante et une autre en langue dominée. L’auteur précise que, sous la domination silencieuse de l’Occident, se produit une mise à l’écart des écrivains antillais, happés par les soucis de l’art universel, et concernés par ce qui préoccupe d’autres artistes des pôles dominants. Selon Chamoiseau, il faut s’accrocher au pays, devenir un flaireur de vraies blessures et un « cartographe des lésions » (ibid. : 257). Prendre possession de cet espace familier et lointain de sa terre natale est crucial. La langue créole joue alors un rôle significatif dans laquelle s’exprime le naturel, l’axe des vitalités, des émotions et des audaces esthétiques de la société martiniquaise. Si le choix de la langue est significatif, c’est surtout ce qu’elle véhicule qui est plus fondamental : « […] ce qui est important en littérature, c’est l’expression de l’âme […] quelle que soit la langue dans laquelle elle fonctionne » (Mandibèlè, 1992 : 24). Ainsi, dans l’œuvre de l’auteur, créole et français, imaginaire et vocabulaire, s’innervent et se nourrissent mutuellement, l’un servant d’appui à l’autre. Pour Chamoiseau, l’art de l’« écrire » cristallise le « labeur atroce » non seulement pour tenter de rétablir l’équilibre entre l’oral et l’écrit mais aussi pour véhiculer à travers une langue française « infléchie » l’essence même de la société créole. L’« écrire », ayant pour enjeu une émancipation à la fois théorique, culturelle et sociopolitique, vise à être une démarche qui se défait du regard de l’Autre et s’oriente vers une géographie interne pour mieux exprimer la créolité tout en évitant le « doudouisme ». D’ailleurs, selon le concept du « chaos-monde » glissantien, l’Antillais, n’étant pas politiquement indépendant et vivant au sein d’une société « plurirelatée », est lui-même encore un « étant » « tout chaos ». C’est à travers l’« écrire » que le Martiniquais, héritier d’un foisonnant brassage culturel, arrive à mieux exprimer la complexité du « bric-à-brac » de uploads/Litterature/ chamoiseau-article2.pdf

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