Pierre Lazlo, Le Chant du styrène 423 Le Chant du styrène Pierre Lazlo Introduc
Pierre Lazlo, Le Chant du styrène 423 Le Chant du styrène Pierre Lazlo Introduction Le monde industriel n’a pas que des secrets, il recèle aussi d’insondables mystères. Un exemple amusant est celui du Chant du styrène. Un cadre de Péchiney en eut l’idée. Il la vendit à son conseil d’administration, qui crut qu’il s’agirait d’un film publicitaire, à la gloire de la société. Mais ce monsieur engagea Alain Resnais comme réalisateur. Resnais visa un film de vulgarisation, pas de propagande pour une image de marque — première subversion. Quand Resnais, après avoir tourné le film, recruta Queneau pour en écrire le commentaire, il tablait sur sa réputation de poète scientifique découlant de sa Petite cosmogonie portative, et sur son expérience du cinéma, dont, entre autres, un documentaire sur l’arithmétique. Resnais mettait ainsi en place une seconde subversion, par l’humour. Quelle fut la réaction de Péchiney ? Celle de la poule qui a trouvé un couteau. Les commanditaires furent outrés de s’être fait plumer ainsi. 1 Mais aussi fiers d’avoir servi de mécènes et d’accoucheurs à une œuvre d’art. Alain Resnais, à ses débuts d’une carrière de cinéaste, avait tourné auparavant un autre documentaire, Les Statues meurent aussi, dont Chris Marker écrivit la narration. Resnais et Marker s’étaient connus en militant l’un et l’autre dans des associations d’éducation populaire, qu’animait aussi André Bazin. Ainsi, Le Chant du styrène eut-‐il une visée initiale didactique et un ancrage politique à gauche. Resnais fit intervenir Queneau tardivement. Le film était entièrement tourné, son montage était achevé, lorsque l’écrivain fut appelé à en fournir le commentaire. Il était familier d’un tel exercice pour avoir déjà collaboré à divers films, tant de fiction que de non-‐fiction. Je souligne l’indépendance des images et de la bande-‐son, chacun de ces registres est autonome. Le contrepoint que cela suscite est à lui seul producteur d’ironie. C’est tout le contraire d’un film publicitaire ou de propagande. Ce que l’œil voit et ce que les oreilles entendent n’est pas un 1 La société Péchiney, qu'indisposait Queneau par ses vers, fit réaliser une version en prose, refusée à son tour par Resnais. Ce dernier fit valoir que la version en vers était plus sympathique et attirante. La Poésie scientifique, de la gloire au déclin 424 message simple ou simpliste, mais au moins double, distancé, raffiné. C’est du plaisir de lettré, du divertissement de qualité, sous couvert d’instruire en amusant. Il me faut rappeler ici un passage de la Lettre de Sibérie, de Chris Marker, un documentaire contemporain presque exact de celui de Resnais et Queneau. Ce segment est devenu un classique. On l’enseigne dans les écoles de cinéma et dans les formations à la communication. Un même plan apparaît à l’identique trois fois de suite, avec trois lectures possibles, qui s’excluent mutuellement, proposées par la voix off du narrateur2. De même, le décalage entre les images de Resnais et le texte de Queneau est un signe de respect envers l’intelligence critique des spectateurs — on est loin d’un matraquage à des fins politiques ou publicitaires. Les perceptions : le visuel, l’auditif et le cognitif O temps, suspends ton bol, ô matière plastique D’où viens-‐tu ? Qui es-‐tu ? et qu'est-‐ce qui explique Tes rares qualités ? De quoi donc es-‐tu fait ? D'où donc es-‐tu parti? Remontons de l'objet À ses aïeux lointains ! Qu'à l’envers se déroule Son histoire exemplaire. […]3 Le Chant du styrène4 reste-‐t-‐il encore un enchantement, comme il le fut à sa sortie ? Ce fut alors une totale surprise. Les images étaient d’une grande fraîcheur, elles montraient aux cinéphiles un monde industriel nouveau et différent. Il était net et propre, il était aussi comme inhabité par l’homme : point de travail à la chaîne, ni de crasse. La bande-‐son était tout aussi surprenante : le commentaire quenellien, dit d’une belle voix profonde par Pierre Dux, était guilleret, badin mais aussi lyrique, sans appuyer, avec infiniment d’humour et une distanciation, qui le faisait savourer comme on admire un oiseau de paradis. Lui aussi jouait de l’effet de surprise, de l’inattendu. Le niveau cognitif n’était pas moins précieux. Le documentaire d’Alain Resnais et Raymond Queneau apportait une information, digeste, sur un monde ignoré, celui de la technique à l’œuvre dans l’arrière-‐scène de la modernité. Il trouvait sa voie avec une grande sûreté, une constante 2 Face au Chant du styrène, il faut garder à l'esprit cette polysémie de l'image. L'écrivain, certes, suivit fidèlement dans son commentaire les prises de vues du cinéaste ; ce qui n'entrava aucunement sa liberté de ton et de propos. 3 Toutes les épigraphes sont tirées du Chant du styrène, in Raymond Queneau, Chêne et Chien, suivi de Petite cosmogonie portative et de Le Chant de Styrène, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1969. 4 Le film est accessible en ligne : http://vimeo.com/14154663 Pierre Lazlo, Le Chant du styrène 425 perspicacité, et ne tombait ni dans les stéréotypes des usines chimiques dangereuses et polluantes, ni dans ceux d’une admiration dithyrambique pour le monde du travail, comme les films de propagande, soit soviétique, soit américains, nous y avaient habitués. Le film de Resnais et Queneau n’était pas un événement singulier. D’autres documentaires de la même époque parlent un langage semblable : Le Monde du silence, de Jacques-‐Yves Cousteau et Louis Malle, fit lui aussi sensation à sa sortie en 1956 ; Le Mystère Picasso, d’Henri-‐Georges Clouzot, fut réalisé fin 1955 ; l’un et l’autre sont des longs métrages. La Lettre de Sibérie de Chris Marker, autre documentaire en court métrage, lui aussi d’une ironie consommée et d’un lyrisme discret, est de 1957. Je rapprocherai un autre titre, bien que de fiction, Mon Oncle, de Jacques Tati, lui aussi un film sur la modernité envahissante, qui est de 1958. La liberté de ton et l’humour Et l'essaim granulé sur le tamis vibrant Fourmillait tout heureux d'un si beau colorant. L’analyste du Chant du styrène (Annexe 1) — je vous prie de pardonner la suffisance qu’il y a à commenter un chef-‐d’œuvre aussi léger et voluptueux qu’un soufflé — se doit de noter, en premier lieu, sa drôlerie. Queneau s’est amusé à l’écrire, et nous nous plaisons à l’entendre, ou à le lire. Le ton en est enjoué, l’écrivain procède par petites touches, il porte un regard amusé sur les choses et la technique contemporaines. Il se permet et nous offre des trouvailles de langage. Ainsi, au lieu de dire « une vis sans fin », Queneau écrit « sans fin une vis agglomère » : il rajeunit ainsi le stéréotype, en le déclouant puis le reclouant. Et, plus loin, y fait à nouveau allusion, mentionnant la « matière abstraite / qui circulait sans fin ». Le texte quenelleur, peut-‐être austère par le propos, est jubilatoire dans sa forme. D’autres adjectifs se pressent sous la plume : goguenard – malicieux – jouissif – preste – enlevé – folâtre – gai – fringant – pimpant – sémillant – alerte – badin – hilare – mutin – rigolard… L’humour de Queneau n’est pas grinçant, n’est pas de dérision vis-‐à-‐ vis d’autrui. Il consiste, le plus souvent, en un rappel de ne jamais se prendre au sérieux. C’est à du dégonflage de baudruches qu’il se livre. Mais j’y vois surtout, ce qui le rapproche de Lewis Carroll, une prise de conscience épistémologique des limites à la connaissance scientifique. Seconde remarque, toujours analytique, quant à la pérennité de la leçon de choses. En 1957, elle est encore dans toutes les mémoires. Tous y goûtèrent à l’école primaire. Lorsque le narrateur déclare : « Le styrène n’était qu’un liquide incolore / Quelque peu explosif, et non pas inodore », il nous donne ce La Poésie scientifique, de la gloire au déclin 426 plaisir passéiste de nous retrouver en classe ; dans une salle de classe avec un instituteur en blouse, des bons points à portée de main, un tableau noir, des cartes géographiques affichées et, dans une armoire, la chaîne d’arpenteur, les mesures de volumes du système métrique, avec juste à côté une petite bibliothèque où voisinent l’Histoire de France de Lavisse, La Mer et L’Oiseau de Michelet, le Tour de France de deux enfants, plusieurs gros volumes des vulgarisations de Louis Figuier, et des titres d’Erckmann et Chatrian. Troisième remarque, toujours de dissection, sur l’articulation des images et du texte. Lors de la sortie du film, Jean-‐Luc Godard le compara, dans Les Cahiers du Cinéma, à une cantate de Jean-‐Sébastien Bach. Ce n’est pas si mal trouvé. Si la comparaison gêne par son excessif, elle n’en touche pas moins un point essentiel. Lorsque nous écoutons un air de l’une de ces cantates, nous entendons, d’une part un solo vocal, d’autre part un solo instrumental. Ils se renforcent et se font valoir l’un l’autre. C’est très exactement ce qu’ont réussi Resnais et Queneau, organisant un dialogue entre le visuel et le verbal. Une nouvelle forme d’encyclopédisme À peine était-‐il né, notre polystyrène. Polymère produit du plus simple styrène. Polymérisation : ce mot, chacun le sait, Désigne l'obtention d'un complexe élevé De poids moléculaire. uploads/Litterature/ chant-du-styre-nelazlo.pdf
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- Publié le Apv 24, 2021
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