1 Lawrence VENUTI, The Translator’s Invisibility, Londres et New York, Routledg
1 Lawrence VENUTI, The Translator’s Invisibility, Londres et New York, Routledge, coll. « Translation Studies », 1995 ; Taylor & Francis e-Library 2004. Traduction française du premier chapitre de l’ouvrage, p. 1-42 : « Invisibility », par Louise Rendu, étudiante en master 2 de traduction. Relectrices : Nadjat Laib et Touriya Fili-Tullon. Traduction révisée par Hubert Tullon. Chapitre premier – L'invisibilité Je conçois la traduction comme la tentative de rédiger un texte si limpide qu'il ne semble pas avoir été traduit. Une bonne traduction est comme une vitre ; on ne la remarque que si elle a de petites imperfections comme des rayures ou des bulles d'air. Dans l’idéal, il ne devrait pas y en avoir. Elle ne devrait jamais attirer l'attention sur elle-même. Norman Shapiro I. L’« invisibilité » est le terme que j'emploierai pour définir le statut et la fonction du traducteur ou de la traductrice dans la culture anglo-américaine contemporaine. Il se réfère à deux phénomènes interdépendants : le premier résulte de l’illusion engendrée par la rhétorique, par le maniement de l'anglais que fait la personne qui traduit ; le second est la pratique de lecture et d'appréciation des traductions qui domine depuis longtemps au Royaume-Uni et aux États-Unis, comme dans d'autres cultures, à la fois en anglais et dans d’autres langues. Un texte traduit – qu'il soit en prose ou en vers, de fiction ou non – est considéré comme acceptable par la plupart des éditeurs et éditrices, des critiques et des lecteurs et lectrices, quand il se lit sans effort et que l'absence de toute anomalie linguistique ou stylistique le rend évident, ce qui donne l'impression qu'il reflète la personnalité ou la pensée de l'écrivain·e étranger·ère ou l'idée principale du texte étranger. En d'autres termes, l'impression que le texte traduit n'est pas en réalité une traduction, mais le texte « original ». Cette impression d’évidence provient d'une langue fluide et de l'effort du traducteur / de la traductrice en vue de garantir une lecture aisée par le respect de l'usage courant de la langue, sans bousculer la syntaxe, mais en assurant une signification claire. Ce qui mérite d’être noté ici, c'est que cet effet trompeur masque les nombreuses conditions qui pèsent sur la réalisation de la traduction, à commencer par l'intrusion décisive du traducteur dans le texte étranger. Plus la traduction est fluide, plus le traducteur ou la traductrice est invisible et plus l'auteur / autrice ou le sens du texte étranger sont réputés manifestes. La primauté accordée à la fluidité dans la traduction en anglais se révèle quand l’on sonde un échantillon de comptes rendus de journaux et de périodiques. Les rares fois où les critiques évoquent la traduction, leurs brefs commentaires ont tendance à ne se concentrer que sur son style, négligeant d'autres questions possibles comme celles de son exactitude, du public visé, de sa valeur économique sur le marché contemporain du livre, de son lien avec les courants littéraires de l’anglais ou de sa place dans la carrière du traducteur / de la traductrice. Au cours des cinquante dernières années, les commentaires s'accordent remarquablement à faire l'éloge d'une langue fluide, tout en vouant aux gémonies tout ce qui en éloigne, même quand la gamme la plus diverse de textes étrangers est prise en considération. Prenons par exemple le genre le plus traduit au monde, la fiction. Limitons notre choix aux écrivain·es d'Europe et d'Amérique latine, les plus traduit·es en anglais, et choisissons des exemples 2 avec des types de narrations différents – romans et nouvelles, réalistes et fantastiques, lyriques et philosophiques, psychologiques et politiques. Voici une liste possible : L'Étranger d'Albert Camus (1946), Bonjour Tristesse de Françoise Sagan (1955), Loin de la troupe de Heinrich Böll (1965), Cosmicomics d'Italo Calvino (1968), Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez (1970), Le Livre du rire et de l'oubli de Milan Kundera (1980), L'Éloge de la marâtre de Mario Vargas Llosa (1990), Les Samouraïs de Julia Kristeva (1991), Quatre nouvelles sur les apparences de Gianni Celati (1992), Une poupée russe d'Adolfo Bioy Casares (1992)a. Certaines de ces traductions en anglais ont connu un succès critique et commercial considérable ; d'autres ont d'abord fait sensation avant de sombrer dans l'oubli ; d'autres encore sont passées quasiment ou totalement inaperçues. Pourtant, dans les critiques, elles ont toutes été jugées selon le même critère : la fluidité de l’expression. La sélection suivante d’extraits provient de différents périodiques britanniques et américains, littéraires et grand- public ; certains ont été écrits par des critiques renommé·es, des romancier·ères ou des journalistes : La traduction de Stuart Gilbert est, à mon avis, un travail absolument magnifique. Ce n'est pas évident, dans une traduction du français, de rendre les qualités de netteté ou de vivacité, mais la prose de M. Gilbert est toujours naturelle, brillante et impeccable. (Wilson 1946 : 100) Le style est élégant, la prose savoureuse et la traduction excellente. (New Republic 1955 : 46) Dans Loin de la troupe, nouvelle toujours traduite avec grâce si ce n’est toujours de manière irréprochable par Leila Vennewitz, Böll continue son examen sévère et parfois impitoyable de l’âme, des valeurs et des faiblesses de ses compatriotes. (Potoker 1965 : 42) La traduction est agréablement fluide : deux chapitres en ont déjà été publiés dans le magazine Playboy. (Times Literary Supplement 1969 : 180) La traduction de Rabassa est un triomphe de dynamisme fluide et solide, toute en élégance et en maestria intelligente. (West 1970 : 4) Ses quatre premiers livres publiés en anglais n’affichaient pas la stupéfiante précision lyrique de celui- ci (le traducteur invisible est Michael Henry Heim). (Michener 1980 : 108) La traduction du titre de ce livre par Helen Lane est fidèle à celui de Mario Vargas Llosa – Elogio de la Madrastra –, mais néglige son caractère idiomatique. (Burgess 1990 : 11) Les Samouraïs, un roman à clef limpide et traduit avec aisance par Barbara Bray, relate les jours de la gloire intellectuelle de Mme Kristeva à Paris. (Steiner 1992 : 9) a L’auteur cite l’ensemble de ces ouvrages sous le titre de leur traduction anglaise. (Toutes les notes infrapaginales appelées par un index alphabétique sont de la traductrice. Les notes de l’auteur, appelées par un index numérique, sont reprises à la fin de la traduction.) 3 Dans la traduction de Stuart Hood qui coule sans heurt, en dépit de sa tonalité britannique parfois déconcertante, le sens pénétrant de la langue de M. Celati est rendu avec précision. (Dickstein 1992 : 18) Souvent abrupte, parfois négligée ou inexacte, [la traduction] montre tous les signes d'un travail bâclé et d'une révision insuffisante. […] L'original espagnol, dans ce cas, comporte dix mots de moins, mais est incomparablement plus élégant. (Balderston 1992 : 15) Le lexique critique du journalisme littéraire des lendemains de la Seconde Guerre mondiale regorge de termes soulignant la fluidité ou non de l’expression dans la traduction : « impeccable », « élégant », « coule », « avec grâce », « abrupt ». Il existe même quantité de néologismes péjoratifs destinés à critiquer les traductions qui manquent de fluidité, mais également utilisés plus généralement pour signaler une prose mal écrite : « translatese », « translationese », « translatorese »a. En anglais, une traduction fluide est recommandée pour un éventail de textes étrangers extrêmement large, qu’ils soient contemporains ou anciens, religieux ou scientifiques, de fiction ou non. Le charabia de traducteur dans un ouvrage venant de l’hébreu n'est pas toujours facile à détecter, car nombre d’expressions idiomatiques sont devenues courantes à travers la Version autoriséeb. (Times Literary Supplement 1961 : iv) On a cherché à recourir à un anglais moderne et vivant sans être argotique. Un effort a surtout été fait dans le but d’éviter le genre de « charabia de traducteur » borné qui a si souvent donné par le passé à la littérature russe en traduction un caractère distinctif propre assez « empâté », sans grand rapport avec ce qu’offre l'original russe. (Hingley 1964 : x) Il est sentencieux avec solennité et, pour donner à la chose une authentique touche classique, il l'a formulée dans le charabia tiédasse de l’une de ses propres interprétations le moins nécessaires. (Corke 1967 : 761) Il existe même une variante bien identifiée de pidgin anglais appelée « translatorese »c (la « transjargonisation » étant un terme américain désignant une de ses formes particulière). (Times Literary Supplement 1967 : 399) Une raideur paralysante (« J’ai le souci de définir ») et le bruit de fond du charabia de traducteur (« Voici l'endroit où mentionner enfin Pirandello ») sont souvent le prix à payer de plus ou moins bon gré pour accéder à des considérations significatives. (Brady 1977 : 201) Un échantillon de ce genre d’extraits montre quels attributs discursifs rendent fluide une traduction en anglais et lesquels ne le font pas. Une traduction fluide est écrite en anglais courant (« moderne ») plutôt que daté ; il s’agit d’un usage largement partagé plutôt que spécialisé (« jargonisation ») et a Ces trois termes s’appliquent à de « mauvaises » traductions, que uploads/Litterature/ chapitre-1-traduction-de-louise-rendu-relue-par-najet-et-touriya-1-1.pdf
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- Publié le Jan 27, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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