Européens et prédateurs exotiques en Indochine, le cas du tigre « Le cri du hib
Européens et prédateurs exotiques en Indochine, le cas du tigre « Le cri du hibou indique la présence du diable, et celui du corbeau le voisinage du tigre »1 Mathieu Guérin, CRHQ UMR 6583, Pôle rural, MRSH Caen. L’expansion coloniale du XIXe siècle amène les Européens à s’installer dans des territoires qui leur étaient très largement inconnus. Là, ils se trouvent face à une nature et une faune souvent perçue comme hostiles et dangereuses. Entre 1858 et 1897-1898, les Français prennent pied dans la péninsule indochinoise et y établissent une Union composée notamment de la Cochinchine, du Cambodge, du Tonkin de l’Annam et du Laos. Le système de domination en place, une société coloniale, essentiellement urbaine, se développe ; mais « la brousse » avec ses secrets et ses dangers joue encore un rôle important dans l’imaginaire des Français d’Indochine. Là, l’archétype du prédateur exotique est le tigre (Panthera tigris corbetti), figure emblématique d’une jungle fantasmée : Ong Cop, le seigneur tigre. Nous chercherons ici à étudier les relations homme-tigre en Indochine, en insistant sur la partie méridionale, Cambodge, Cochinchine et sud de l’Annam. Nous verrons comment les Français ont réagi à la présence du tigre et quelles ont été les conséquences de la colonisation européenne pour les rapports entre l’homme et l’animal. La construction d’une légende du tigre Dès 1812, le père La Bissachère, signale que les tigres abondent dans les montagnes de Cochinchine, information reprise et diffusée plus tard dans la Géographie universelle de Malte-Brun2. Le tigre est alors un animal bien moins connu que le lion pour les Européens. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la référence sur ce grand félin est l’inquiétant passage que lui consacre Buffon : Le tigre [...] quoique rassasié de chair, semble toujours altéré de sang, sa fureur n’a d’autres intervalles que ceux du temps qu’il faut pour dresser des embûches ; il saisit et déchire une nouvelle proie avec la même rage qu’il vient d’exercer, et non pas d’assouvir, en dévorant la première ; il désole le pays qu’il habite, il ne craint ni l’aspect ni les armes de l’homme ; il égorge, il dévaste les troupeaux d’animaux domestiques, met à mort toutes les bêtes sauvages, attaque les petits éléphants, les jeunes rhinocéros, et quelquefois même ose braver le lion. Le tigre trop long de corps, trop bas sur ses jambes, la tête nue, les yeux hagards, la langue couleur de sang, toujours hors de la gueule, n’a que les caractères de la basse méchanceté et de l’insatiable cruauté ; il n’a pour instinct qu’une rage constante, une fureur aveugle, qui ne connaît, qui ne distingue rien, et qui lui fait souvent dévorer ses propres enfants, et déchirer leur mère lorsqu’elle veut les défendre. Que ne l’eût-il à l’excès cette soif de sang ! ne pût-il l’éteindre qu’en détruisant, dès leur naissance, la race entière des monstre qu’il produit !3 Les principales sources de connaissance sur les pays indochinois jusqu’à la fin du XIXe siècle sont les écrits des missionnaires et les récits de voyage. Or, ceux-ci font une bonne place au tigre. À lire les Français passés par l’Indochine au XIXe siècle, il semble que derrière chaque fourré un tigre peut attendre tapis. De Henri Mouhot à Paul Doumer ou encore à Roland Dorgelès, il est rare de trouver un ouvrage de souvenirs ou un récit de voyage sur l’Indochine ne contenant pas son épisode du tigre. Paul Doumer qui fut gouverneur général entre 1897 et 1902 écrit ainsi dans ses souvenirs : 1 Proverbe vietnamien cité par Pouchat, 1910, p. 604. 2 Malte-Brun, 1843, p. 380. 3 Buffon, 1825, p. 138-139 Quand les villages et les terres cultivées qui les entourent sont comme des îlots au milieu de la vaste mer inculte des forêts et de la brousse, domaine des bêtes sauvages, l’homme et le tigre sont voisins et se rencontrent, au grand dommage de l’un et de l’autre. La chasse est ouverte... Normalement, naturellement, c’est le tigre qui est le chasseur, et l’homme le gibier.4 Le tigre se retrouve aussi dans les oeuvres de fiction, comme les romans d’aventure d’Herbert Wild, considéré comme un bon connaisseur des régions qu’il décrit. En 1938, dans Seigneur tigre et son royaume, Pierre Croidys en fait même le personnage central de son roman. C’est par les yeux du félin que l’auteur décrit l’Indochine comme Jack London utilisait ceux du chien-loup pour décrire le grand nord canadien dans White Fang en 1906. Ainsi, au travers du « mouvement littéraire indochinois »5, le tigre occupe une place de choix dans la définition de l’exotique tout au long de la période coloniale. Les Français qui écrivent et qui sont considérés comme des références sur l’Indochine soulignent la présence des grands félins et les risques qu’ils font courir aux populations locales et aux voyageurs. Ce message a d’autant plus de poids que des récits d’attaques attestées contre des Européens sont publiés. Le 20 janvier 1867, le Courrier de Saigon relate la mort d’un sergent-major de l’infanterie coloniale tué par un tigre à Vinh Long et l’année suivante celle d’un caporal à Baria. La presse métropolitaine se fait elle-même l’écho de ces drames : le journaliste Octave Feré raconte en 1870 l’enlèvement d’une sentinelle au début de la conquête6, le Journal illustré publie en 1896 une gravure représentant un tigre tuant M. Montagne, commis de résidence à Nha Trang... Lorsqu’un Français débarque à Saigon ou Hanoi, c’est souvent avec la description du tigre de Buffon en tête et l’idée que l’animal pullule. Placé en bonne place parmi les dangers de la brousse, le tigre est aussi sujet de curiosité. Dès 1863, un tigre indochinois est offert au Jardin des Plantes de Paris. En 1864, le botaniste Jean-Baptiste Louis Pierre crée le Jardin botanique de Saigon qui acquiert des jeunes félins pour les montrer au public. Ceux-ci proviennent de captures ou de dons. Ainsi, en octobre 1899, lors de la construction de la route du Lang Bian, reliant Saigon au futur sanatorium de Dalat, trois tigreaux sont trouvés et recueillis par La femme du capitaine Guynet, le chef de mission (photos). Ils meurent rapidement en captivité, dont un au jardin botanique. De nombreux Européens élèvent leurs propres félins domestiques. En 1875, un arrêté municipal interdit de se promener accompagné d’un tigre, « même tenu en laisse » dans les rues de la capitale cochinchinoise7. En 1900, dans la province cambodgienne de Kompong Thom, l’administrateur français se plaint qu’une épidémie a emporté ses deux panthères8. Cet engouement pour les grands fauves domestiqués se maintient jusqu’à la fin de la période coloniale. Photographie : Mme Guynet et ses tigreaux, 19009. Les sources imprimées sur l’Indochine, les récits des Français d’Indochine, les descriptions des voyageurs de passage renvoient les Européens à leur propre fascination pour les « grands fauves » et donnent l’impression que le tigre est présent partout, qu’il constitue une menace permanente pour l’homme qui quitte la ville. Les articles sur la littérature populaire autochtone, comme celui du père Cadière sur les « Croyances et dictons populaires de la vallée du Nguo Son »10, renforcent encore cette 4 Doumer, sd, p. 161-162. 5 Malleret, 1934, p.2. 6 Feré, 1870, p. 331. 7 Taboulet, 1978, p.12 8 Arch. nat. outre-mer, rsc 373. 9 Tardif, 1902. 10 Cadière, 1901. impression. Dans la littérature orale vietnamienne ou cambodgienne, le tigre occupe une place de choix. Il est ainsi un personnage fréquent des contes animaliers, dans lesquels il peut apparaître méchant et stupide11. L’histoire des relations homme-tigre à l’épreuve de la légende La littérature a ainsi créé une légende autour du tigre, profondément enracinée dans l’imaginaire collectif de ceux qui ont vécu en Indochine. Le problème de la fiabilité des sources littéraires apparaît dès lors central pour étudier le tigre en tant que prédateur et le danger qu’il fait réellement peser sur les hommes et les troupeaux. L’historien considère les récits de voyages, dont le but proclamé est un compte-rendu d’événements réels, comme des sources utilisables, alors que le roman ou le conte sont par essence du domaine de la fiction. Or, en ce qui concerne les tigres, les récits de voyage en Indochine ne semblent pas beaucoup plus crédibles que les romans. Par exemple, Edgar Boulangier qui publie une relation très documentée sur un voyage dans l’intérieur du Cambodge en 1880, rapporte près d’une dizaine d’anecdotes impliquant le tigre. Lui-même l’aurait aperçu et chassé quatre fois, et à deux reprises des tigres auraient attaqué sa caravane, enlevant même une femme sur sa charrette12. À ces épisodes présentés comme vécus par l’auteur s’ajoutent ceux qui lui ont été rapportés et dont il se fait l’écho. Il semble bien que le récit de Boulangier relève davantage de la « tartarinade » que du témoignage indubitable. Plus qu’une véritable source historique, la littérature apparaît ainsi comme constitutive d’une mythologie, tant locale que créée par le colonisateur, qui met en scène le tigre. Elle doit dès lors davantage être considérée comme un écran qui déforme la réalité que comme un reflet de cette réalité. Même s’il uploads/Litterature/ europeens-et-predateurs-exotiques-en-ind.pdf
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- Publié le Aoû 22, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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