1 Claude Duchet, Paris VIII. POUR UNE SOCIO-CRITIQUE OU VARIATIONS SUR UN INCIP
1 Claude Duchet, Paris VIII. POUR UNE SOCIO-CRITIQUE OU VARIATIONS SUR UN INCIPIT Paroles non de vent, ains de chair et d'os [...] elles signifient plus qu'elles ne disent. Montaigne. C'est l'écart du signifier et du dit qui autorise ce propos. On voudrait s'interroger sur ce « plus que » qui sépare les paroles de vent (verba) et celles de chair et d'os (scripta), qui demeurent et sont notre vivre. Mais pourquoi la socio-critique? On hésite toujours à encombrer la langue d'un néologisme et à céder aux modes des préfixes. L'appareil conceptuel de la critique « moderne » est déjà forêt qui trop souvent cache l'arbre-texte. Les « logies », les « iques », les « meta » grouillent déjà, selon certains, sur le cadavre des œuvres. Œuvre? le mot — mais qu'est-ce que le mot? — est pour d'autres en quarantaine. Ainsi du sujet, de l'auteur, de la littérature, et bien sûr du personnage qui n'en finit pas de mourir. Il y a beau temps qu'on n'ose plus délivrer de message, tout au moins en notre Occident, et l'écrivain — si ce n'est l'écrivant, ou le scripteur — rougirait, s'il existait, d'avoir une idée, ou seulement quelque chose à dire. Quant au réalisme, chacun sait ou voudrait savoir que c'est un attrape-nigauds. Seuls les lecteurs s'y laissent prendre. La lecture, ce vice puni, se fait délectation morose. Je laisse aux experts le soin du diagnostic ou la preuve du mal, si c'en est un, et n'ai voulu que rassembler, en incipit, une poignée de verges pour permettre à qui le lira de dûment étriller le « texte » qui va suivre. Je ne sais par quelle grâce il pourrait échapper à ce dont il témoigne : une date et une situation. Or, le terme de socio-critique commence à se rencontrer çà et là. S'agit-il d'un simple rapiéçage onomastique pour désigner à neuf la critique « positiviste » (explication de l'arbre par la forêt), ou du déguisement d'une certaine critique marxiste (dialectique de l'arbre et de la forêt)? S'agit-il d'une dénomination commode et synthétique qui couvre des entreprises diverses sur les chantiers ouverts par Lukacs, Auerbach, Gold- mann, ou d'autre part les néo-formalistes? S'agit-il plutôt d'une spécificité qui s'affirme ou se cherche, au confluent de plusieurs courants (marxistes et structuralistes), d'une rencontre pour un projet commun de disciplines qui ont élaboré chacune dans leur sens leur méthodologie propre : lexico- logie, stylistique, sémantique, sémiologie... et aussi sociologie, histoire des idées ou des mentalités, psychanalyse, anthropologie...? En ce cas, quel serait le projet et sur quoi porterait-il? Ayant usé du terme, je me sens tenu d'en rendre compte « par provision »et aimerais tenter d'en préciser les contours, sans trop d'appareil théorique. Ce n'est ni le lieu ni le moment, et peut-être la socio-critique a-t-elle moins besoin de concepts nouveaux que de justes applications. Un entre-deux paraît ouvert, pour elle et non par elle, entre la sociologie de la création, à laquelle le nom de Lucien Goldmann demeure attaché, et la sociologie de la lecture, dont Bordeaux et Liège, entre autres, ont fait leur spécialité, et dont se préoccupent également des sociologues de la production littéraire comme P. Bourdieu et J.-Cl. Passeron 1. Cet entre-deux, je le nommerai texte, pour faire bref, et sans entrer dans les débats en cours, et présenterai la socio- critique comme une sociologie des textes, un mode de lecture du texte. M. Jourdain ou Lapalisse? Précisons, au risque de truismes. Le mot texte n'implique pour nous aucune clôture, surtout pas celle de sa majuscule initiale (qui n'est du reste qu'une convention parmi d'autres) ou de son point final. Il s'agit d'un objet d'étude, dont la nature change selon le point de vue d'où il est abordé (de l'œuvre à la formation discursive telle que Michel Foucault l'a définie), et dont les dimensions varient semblablement, de la plus petite unité linguistique à un ensemble repérable d'écrits : le texte utopique est la collection des écrits utopiques d'une époque, ou même la totalité transchronique de l'écrit utopique; mais texte aussi la page que vise tel commentaire, ou telle « explication de textes », la citation, le rhumb valéryen, ou l'exergue de ce propos. Un territoire se définit par des frontières : celles du texte sont mouvantes. Dans le cas d'un roman, le titre, la première et la dernière phrase sont tout au plus des repères entre texte et hors-texte. En fait, jaquette et couverture ont déjà parlé le texte, déjà situé son contenu et son mode d'écriture, déjà distingué « littérature » et « sous-littérature », nouveau roman et roman nouveau, déjà choisi le lecteur sans lequel il n'y aurait pas de texte du tout. Autour du texte donc une zone indécise, où il joue sa chance, où se définissent les conditions de la communication, où se mêlent deux séries de codes : le code social, dans son aspect publicitaire, et les codes producteurs ou régulateurs du texte. Les variantes éventuelles appartiennent aussi à la zone textuelle2. Y sont lisibles certaines des 1. La socio-critique n'a pas la prétention d'inventer le texte. Mais trop de commentaires sociologiques, ou d'analyses marxistes d'inspiration philosophique, esthétique ou politique ont jusqu'ici traversé le texte pour s'établir au-delà et considérer le statut externe des œuvres. Cela en raison de leur visée, mais faute aussi de techniques spécifiques. Et d'autre part la théorie du reflet, le concept du typique, entre autres, une insuffisante exploration des idéologies et de la nature du signifié littéraire ont figé la recherche marxiste. Le livre de Macherey a marqué un tournant et, plus récemment, les deux colloques de Gluny, les recherches d'Henri Meschonnic, par exemple, et celles de quelques groupes qui travaillent 2 avec des instruments mieux adaptés, ont modifié sensiblement la situation. A l'opposé, certains « textologues » se sont pris au piège de l'auto-engendrement du texte, causa sui, jusqu'à supprimer la notion même d'entre- deux. 2. Voir les suggestions de J. Peytard, « Les Chants de Maldoror et l'univers mythique de Lautréamont », Nouvelle Critique, oct. 1970. conditions de production du texte, son effort vers la cohérence, la trace des pressions culturelles... Leur étude, ainsi que celle des brouillons et des manuscrits, n'intéresse pas les seuls philologues. Dans notre perspective, ils sont les éléments d'un texte masqué (génotexte), le lieu d'un désastre de l'écriture, où l'on peut observer la trace des possibles réprimés, le jeu libre des connotations, l'influence réfractée du destinataire. Les ébauches (ou états) ne sont pas seulement essais de plume vers une expression juste, mais somme d'écarts qui peut donner lieu à systématisation. Le mot élu après ratures est lourd de tous les refus qui lui donnent naissance. Du texte masqué ou du texte public, ce peut être l'un ou l'autre le plus directement sensible à l'investigation socio-critique qui s'efforcera toujours de reconnaître, sous le trajet du sens inscrit, le trajet du non-dit à l'expression. Appliquée aux matériaux ou aux rejets de l'œuvre, la socio-critique doit les considérer comme structurés au même titre qu'elle 3. De l'autre côté du texte, mais liés à lui par la pratique sociale de la lecture, qui rend un texte indissociable des formes de culture ou d'enseignement par quoi il est transmis, la glose des « scholiastes », tous les méta-langages ou médiations qui le font « littérature ». Il n'y a pas de texte « pur ». Toute rencontre avec l'œuvre, même sans prélude, dans 3. On voudrait ici parler d'inconscient textuel, et pousser l'homologie attendue entre psycho et socio-critique : d'un côté le rapport au sujet, le mythe personnel ou collectif, de l'autre le rapport au monde, les idéologies, à travers l'épaisseur textuelle. Mais comme l'a souligné S. Doubrovsky, la psycho-critique débouche sur une philosophie de l'esprit et manque l'explication de ce qu'elle explicite. De plus, la psychocritique étudie dans le texte un discours de l'obsession à partir de marques comme les métaphores. Les prises de la socio-critique sont plus ténues, mais peut-être plus assurées. Il ne s'agit pas pour elle d'interpréter un système symbolique, mais de remonter vers l'in-su du texte, de lire un discours non tenu, ou invisible par trop d'évidence, de saisir l'instance du social non dans la Loi, mais dans les légalités socio-culturelles, vécues et non pensées. Dans un autre langage, il s'agit de distinguer entre en-soi et pour-soi du texte, être de classe et position de classe. Sur ce point, une intuition de Michelet me paraît éclairante : « Le tort du peuple quand il écrit, c'est toujours de sortir de son cœur, où est sa force, pour aller emprunter aux classes supérieures des abstractions, des généralités. Il a un grand avantage, mais qu'il n'apprécie nullement : celui de ne pas savoir la langue convenue, de n'être pas, comme nous le sommes, obsédés, poursuivis de phrases toutes faites, de formules qui viennent d'elles-mêmes, lorsque nous écrivons, se poser surle papier. » (Le Peuple, II, p. 196; Hachette, 1846. C'est moi qu i souligne. Le passage m'a été signalé par Renée Balibar, qui travaille sur ces problèmes de langues.) Le texte peut être uploads/Litterature/ claude-duchet-pour-une-sociocritique.pdf
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- Publié le Jul 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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