Dans les « Ruines du futur » Don Delillo, l’auteur de Falling Man , écrit « il
Dans les « Ruines du futur » Don Delillo, l’auteur de Falling Man , écrit « il n'y a pas de possible représentation de l'événement » Le 11 septembre ne peut être comparé à rien. Il faut donc trouver un autre moyen de représenter un événement traumatisant car c’est bien de cela dont il s’agit. Comment continuer à vivre après un traumatisme tel que le 11 septembre, tel qu’un attentat, tel qu’un génocide ? C’est la question à laquelle tente de répondre Don DeLillo dans Falling man. Le roman de Don Delillo s’éloigne du cliché, du flot médiatique immédiat, de l’histoire officielle du 11 septembre pour se concentrer sur l’intime, sur l’impression durable que l’événement a eu sur les gens. L’extrait que nous allons étudier se situe au tout début du chapitre VII. Il est fait référence à l’un des tableaux de Morandi ( 1890-1964 ), peintre italien dont les natures mortes ordonnées et géométriques constituent la majorité de son œuvre. Cette œuvre que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le roman de Don Delillo est souvent le point de départ de nombreuses discussions divergentes entre Nina ( la mère de Lianne ) et Martin ( l’amant de Nina ). Ces divergences portent principalement sur les raisons qui ont poussé les terroristes du 11 septembre à commettre un acte aussi odieux et indicible. Lianne est présente lors cet échange. Comment un événement traumatique peut-il modifier ou remettre en question notre perception du monde en faisant ressurgir notre moi intime ? Nous allons voir dans une première partie l’étrangeté perceptible de cet extrait, dans une deuxième le rôle de la peinture de Morandi et nous terminerons par la vision et l’analyse différente que font Nina, américaine, et Martin, européen au passé trouble, de l’attentat du 11 septembre. Tout le roman de Don Delillo est baigné d’étrangeté, de non-dits, de phrases inachevées, de temporalité bouleversée qui laisse planer une sorte de menace latente. Le lecteur est sans cesse en quête d’indices qui pourraient l’aider à déchiffrer la complexité des situations, des personnages. L’extrait proposé à l’étude n’échappe pas à cette ambiance pesante, même brièvement… Ainsi Lianne, personnage clé du roman, en proie au doute, à la réflexion, plus témoin qu’actrice, voit « the room itself as a still life, briefly » après qu’elle a contemplé la nature morte de Morandi. Cela nous interpelle et on se demande si les personnages existants, Martin et Nina, sont toujours vivants après un tel traumatisme, vivants comme ils l’étaient avant l’événement ou si une partie d’eux n’est pas morte ou altérée avec l’attentat… Le temps semble s’être figé, un court instant, laissant les survivants dans un état léthargique, un état de sidération qui va durer jusqu’à ce qu’ils réussissent à s’approprier l’événement. L’utilisation de termes généraux sans être explicités et des sous-entendus qui restent en suspens participent également à cette notion d’étrangeté. « these pictures are what I’ll look at when I’ve stopped looking at everything else ». Qu’est-ce que tout le « reste » ?...Le reste de l’après 11 septembre ? Les ruines du monde d’après ? Le deuil du monde d’avant ? De même quand Martin, répondant à la question de Lianne sur ce qui orne ses murs, dit que « My walls are bare », Nina le corrige en disant « Not completely ». Ce à quoi Martin répond « Not completely » sans donner d’explication. La forme en -ing « She was looking at him » laisse supposer que Nina en sait long sur Martin mais que ce n’est pas à elle de dévoiler son passé. On apprendra plus loin dans le roman que Martin a appartenu dans sa jeunesse à un groupe terroriste allemand, la bande à Baader. Sur les murs de son appartement figuraient des affiches des personnes ayant appartenu à ce groupe et recherchées par Interpole... Lianne se souvient dans un autre extrait du roman ( page 147 ): “He showed me a poster once, a few years ago, when I saw him in Berlin. He keeps an apartment there. A wanted poster. German terrorists of the early seventies. Nineteen names and faces. […] Wanted for murder, bombings, bank robberies”. La tension qui règne dans cet extrait semble disparaître, un temps, par un retour à des réalités quotidiennes beaucoup plus prosaïques : « I’m going to smoke a cigarette now » dit Nina. Mais aussitôt les relations entre les personnages, préexistantes à l’événement, s’exacerbent avec lui. L'événement a un pouvoir révélateur sur l'ordinaire, le commun, le quotidien. Lianne reproche à sa mère de trop fumer « You had a cigarette twenty minutes ago » alors que Nina lui pose une question sur son petit-fils. On sent une animosité entre la mère et la fille et une relation privilégiée entre la grand-mère et son petit-fils : « Justin and I » qui exclut à la fois Lianne et Keith dont on sait que Nina n’a jamais approuvé l’union. On ne sait pas si cela est voulu par l’auteur mais le fait que Keith récupère Justin à la sortie de l’école « in two hours » fait étrangement penser aux two towers...comme si tout était intrinsèquement lié par « l’événement » indicible qui se glisse dans les détails les plus anodins du quotidien. La complicité qui lie Nina à Justin, ou que Nina voit comme tel est traduite de manière énigmatique. L’ancienne professeur d’art rejoint le néophyte dans un registre qui échappe à Lianne et au lecteur : « Where we see flesh, he sees white » dit Lianne, ce à quoi Nina rétorque : « He’s thinking paper, not flesh ». Nina semble ainsi laisser sous-entendre à Lianne qu’elle a une relation privilégiée avec Justin et qu’elle comprend sa démarche. Mais que signifie sa phrase : « He’s thinking very white. Like paper »… L’utilisation de l’adjectif « white » en tant qu’adverbe traduit l’obsession de Nina pour la blancheur… Le blanc c’est le visible, c’est l’Occident par opposition au sombre c’est à dire l’Autre, le terroriste étranger. Le blanc est également l’une des couleurs de base des matériaux de prédilection des peintres,… Le peintre doit alors imaginer, visualiser, projeter ce qu’il a en tête sur ce fond blanc ou le laisser tel quel pour permettre aux autres d’y projeter leur subjectivité, leur vision, leur tableau. Un mur, tout comme le papier peut être un support. Nina était une professeur d’art à l’université. La matière à donc une importance pour elle, importance qu’elle partage avec Justin mais également l’art abstrait qui ramènent l’œuvre vers ses composantes essentielles : peinture, matière, surface et profondeur. Justin est, depuis le début du roman un enfant énigmatique qui scrute le ciel la recherche d’un certain Bill Lawton, qui tout à tour s’exprime par monosyllabes ou tombe dans le mutisme, qui pense que les tours ne sont pas tombées pour de vrai, qui taille avec frénésie ses crayons, etc. Le fait qu’il associe la « chair » au blanc signifie-t-il qu’il est dans le déni de l’attentat en référence aux morceaux de chairs incrustées dans la peau et les vêtements de Keith même s’il n’a pas vu son père juste après l’attentat? Justin fait comme si la Tour était encore debout. Il vit dans un monde fictif, le monde précédent. Il sait que ce n'est pas la réalité mais cela lui a permis d’inventer des histoires pour traverser la catastrophe. Il a construit des rituels. Il fait semblant même s'il sait que les tours sont tombées. Là encore le lecteur se retrouve face à des propos énigmatiques et essaie de procéder à des recoupements, de formuler des hypothèses pour tenter de comprendre le processus d’appropriation du traumatisme par les personnages. L’utilisation du « we » pour parler de ce que voit les autres et du « he » pour ce que perçoit Justin accentue la singularité de l’enfant qui, contrairement aux adultes ne peut conceptualiser l’indicible et qui préfère peut-être plutôt nier que de savoir. Taleb désigne par l’expression « narrative fallacy » ce penchant qui pousse l’être humain à réagencer le chaos dans le but de pouvoir rendre compte de l’événement improbable. C’est notre nature que de générer des histoires, de reconnaître des schémas et de produire des enchaînements causaux là où se manifestent rupture et déréliction. On peut également assimiler l’absence de sens de certains passages et dialogues à l’absence des tours qui envahit tout le récit. « Certain forms of reality can only be present when linguistically absent, » écrit Derrida À la première lecture, le récit paraît délié, car il y manque le ciment narratif qui viendrait colmater les brèches entre les différentes pièces du puzzle. Cette structure déstructurée évoque les vestiges architecturaux des tours, sortes de cages thoraciques ne ceignant plus que du vide. L’étrangeté du récit est amplifiée par la construction narrative : au travers de dialogues inachevés «All right not completely » (..) « You tell us to forget God », d’absence de transitions : on passe du tableau de Morandi, à la confrontation de deux systèmes, au uploads/Litterature/ commentaire-falling-man.pdf
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- Publié le Dec 24, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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