Caravelle 102 (2014) Citoyenneté et formes de violence ........................
Caravelle 102 (2014) Citoyenneté et formes de violence ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Thérèse Courau Violence symbolique et citoyenneté littéraire. La nomophatique dans le champ argentin ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. T oute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Thérèse Courau, « Violence symbolique et citoyenneté littéraire. La nomophatique dans le champ argentin », Caravelle [En ligne], 102 | 2014, mis en ligne le 28 août 2014, consulté le 12 février 2016. URL : http:// caravelle.revues.org/814 Éditeur : Presses universitaires du Mirail http://caravelle.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://caravelle.revues.org/814 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © PUM C.M.H.L.B. Caravelle n° 102, p. 137-154, Toulouse, 2014 Violence symbolique et citoyenneté littéraire La nomophatique dans le champ argentin PAR Thérèse COURAU IRIEC – Université de Toulouse-Le Mirail Dans une réflexion sur les rapports sociaux de sexe, quel que soit le champ d’étude, la violence, en tant que mécanisme de contrôle social privilégié qui permet le maintien de la subordination des femmes aux hommes, occupe une place centrale dans l’analyse. Face à l’essentialisation, la psychologisation ou l’individualisation de la violence de genre –qui participent toutes d’une stratégie d’invisibilisation1- il s’agit en effet de rematérialiser les enjeux des différentes formes de violence - qu’elles soient physiques, psychologiques, institutionnelles ou économiques en passant par les multiples processus d’exclusion, de minoration et de « rappel à l’ordre » (hétéro)sexué qui participent de la violence symbolique– dans la construction naturalisée de « La Femme » comme citoyenne de seconde classe, sujet docile, vulnérable, violable, faible, passif et silencieux. La politique sexuelle de la « République des Lettres » participe de ce « continuum de violences » qui se manifeste à différents niveaux interdépendants du champ littéraire. La violence de genre empreint en effet tant les pratiques institutionnelles, qui visent à exclure les femmes 1 Patrizia Romito, Un silence de mortes. La violence masculine occultée, Paris, Syllepse, 2006. C.M.H.L.B. Caravelle 138 du champ, que les représentations fictionnelles masculinistes qui sous- tendent « le virilisme d’auteur »2. Nous proposons dans cet article, à partir de l’exemple du champ littéraire argentin, d’explorer la violence symbolique qui s’exprime à travers les différentes formes de « rappel à l’ordre sexué du discours » dont les autrices ont historiquement été –et sont encore– les cibles. On envisagera plus particulièrement, dans le cadre de cette réflexion, la violence symbolique qui se manifeste dans ce que Michèle Le Dœuff nomme la « nomophatique »3, à savoir les procédures de contrôle qui ont historiquement régulé l’accès des femmes à la citoyenneté littéraire et naturalisé leur position subalterne dans le champ des Lettres. À travers un panorama critique de la misogynie à l’œuvre dans les pratiques et discours de réception des œuvres des femmes, du processus d’autonomisation du champ à nos jours, il s’agira ainsi d’appréhender la violence symbolique en jeu dans la construction de la masculinité sadique de l’« Artiste » dont l’anti-miroir légitimant est « La femme auteur », humiliée et sacrifiée sur l’hôtel de la création virile4. Préambule La dernière grande manifestation littéraire en Argentine qui a eu lieu en janvier 2012 dans le cadre de la célébration du bicentenaire de l’Indépendance – l’exposition « 200 ans, 200 livres : Rétrospective de la culture argentine », organisée par la Bibliothèque Nationale – donne une vision assez juste de la réalité actuelle de l’exclusion des femmes du canon argentin. Dans cette installation, organisée par les tenants de la critique littéraire hégémonique, tels que Noé Jitrik et David Viñas, le réseau littéraire et les généalogies qui le traversent étaient symbolisés par sept voies ferroviaires qui portaient toutes des noms d’auteurs argentins : David Viñas lui-même, Ricardo Piglia, Ezequiel Martínez Estrada, Jorge Luis Borges, Raúl Scalabrini Ortiz, Rodolfo Walsh et Néstor Perlongher. Un fleuve, nommé Haroldo Conti, parcourait l’ensemble des voies. Chaque « gare » était en outre matérialisée par des œuvres parmi lesquelles on pouvait compter 182 productions d’auteurs, contre 18 seulement d’autrices, soit une proportion d’écrivaines n’atteignant pas les 10 %. Cet exemple pourrait paraître anecdotique s’il ne témoignait pas de l’héritage de la structuration originelle du champ littéraire autour de l’exclusion des femmes, du rôle de leur marginalisation dans le pacte viril qui scelle 2 Marie-Hélène Bourcier, Queer Zones/3. Identités, cultures, politiques, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, p. 44. 3 Michèle Le Dœuff, Le sexe du savoir, Paris, Flammarion, 1998-2000, p. 116. 4 Michelle Coquillat, La poétique du mâle, Paris, Gallimard, 1982, p. 360. VIOLENCE ET CITOYENNETÉ LITTÉRAIRES 139 l’appartenance au corps des écrivains consacrés, ainsi que de l’antiféminisme contemporain qui sévit dans le champ des Lettres en Argentine. La violence originelle : autonomisation du champ et exclusion des femmes Comme le met en évidence Michèle Le Doeuff dans Le sexe du savoir5, les champs du savoir se structurent à l’origine autour de l’exclusion des femmes ; exclusion de principe qui conditionnera par la suite leur enfermement dans une position subalterne. En Argentine, la pensée libérale du XIXe siècle, a œuvré à l’exclusion des femmes de la citoyenneté politique et littéraire ainsi qu’à l’occultation de cette marginalisation des champs du pouvoir et du savoir6. Si les grands penseurs libéraux tels que Domingo Faustino Sarmiento ou Esteban Echeverría placent au centre de leur projet civilisateur l’éducation des femmes, dont l’inculture constitue un obstacle à la construction du citoyen mâle, ils n’en considèrent pas moins que, du fait de la nature de leur sexe, l’accès des femmes au champ du savoir doit être restreint, limité aux connaissances nécessaires à l’éducation des jeunes enfants. De l’exclusion de la citoyenneté politique et des champs du savoir à l’exclusion du champ artistique, le pas est explicitement franchi par Juan Bautista Alberdi, selon qui les femmes, citoyennes de seconde classe, doivent rester en marge de la pratique des Arts, comme le résume cette considération : En cuanto a la mujer, artífice modesto y poderoso, que, desde su rincón, […], prepara el ciudadano y echa las bases del Estado, su educación no debe ser brillante. […]. Necesitamos señoras y no artistas. La mujer debe brillar con el brillo del honor, de la dignidad, de la modestia de su vida7. Comme le montre Christine Planté, dans son analyse des rapports entre la préservation de l’ordre sociopolitique patriarcal et l’exclusion des femmes-auteurs au XIXe siècle, pour les acteurs de la construction de l’État-Nation, l’accès des femmes au champ littéraire risquerait de conduire la société patriarcale tout entière vers le chaos car « […] le simple fait qu’elles écrivent, c'est-à-dire qu’elles fassent usage des 5 Michèle Le Dœuff, op. cit. 6 Voir Nathalie Goldwaser, « Écrire la femme, représenter la nation. La génération de 1837 en Argentine », ASPECTS, N° 3, 2009. 7 Juan Bautista Alberdi, Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argentina, Buenos Aires, Talleres Gráficos LJ Rosso, 1852-1928, p. 80. C.M.H.L.B. Caravelle 140 capacités intellectuelles et humaines qui prouvent qu’elles ne sont pas par nature inférieures aux hommes, pose […] la question de l’égalité et celle du rapport entre ordre de la nature et lois humaines »8. Au début du XXe siècle, à l’époque de l’autonomisation relative des champs artistiques et dans le sillage de la pensée misogyne des romantiques libéraux, un lien étroit se scelle entre ordre social, ordre sexué et ordre du discours à travers l’association métaphorique de « La Femme » au chaos, qui menace l’intégrité du pays et l’unité nationale. La question de la nationalité argentine, vécue en termes d’altérité, se traduit également, dans les productions culturelles, par la construction d’une féminité mythique, ontologiquement incompatible avec la culture. Pour l’élite intellectuelle, la naturalisation du rejet des femmes hors de la sphère du savoir est ainsi au principe de la dichotomie qui oppose la « Civilisation » à la « Barbarie » : Hacia el siglo XX, la mujer en la esfera pública estaba marcada por los impulsos inequívocos de la barbarie. Como ser marginal, ella estableció las fronteras entre inteligibilidad e irracionalidad; definió los límites entre la alta y la baja cultura, entre la élite y las respuestas populares y, por fin, permitió que los hombres establecieran la diferencia entre civilización y barbarie9. Dans le champ littéraire, de la même manière, le processus d’autonomisation s’accompagne de la construction d’un féminin fantasmatique –à la fois produit et mis hors-jeu par le discours critique masculiniste– qui va servir la clôture définitoire de l’espace littéraire. Dans la première histoire de la littérature argentine, uploads/Litterature/ courau-violence-symbolique-et-citoyennete-litte-raire.pdf
Documents similaires
-
19
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 05, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2382MB