Master 2 Lettres EAD – Semestre 2 –– (Ariane Ferry) – 2023 - Penser le genre pa

Master 2 Lettres EAD – Semestre 2 –– (Ariane Ferry) – 2023 - Penser le genre par la littérature – « Le garçon / la fille que j’écris : parcours de genre individuel et émancipation collective ». 1 Le garçon / la fille que j’écris : parcours de genre individuel et émancipation collective Cours 3. Le jeu des voix chez Jablonka et Laurens Le jeu des voix chez Jablonka Nous avions posé, en préambule à ces réflexions sur deux textes contemporains – Fille ; Un garçon comme vous et moi – et en relation avec l’une des acceptions du mot « genre », d’usage en histoire de la littérature, quelques distinctions essentielles entre fiction et non fiction, mais aussi entre la littérature et des disciplines comme l’histoire et la sociologie, tout en observant la perméabilité de leurs frontières, par exemple dans certains genres littéraires comme l’essai, les mémoires, la littérature documentaire ou le roman historique. Les frontières entre fiction et non fiction s’estompent également au sein de catégories génériques nouvelles comme l’autofiction, le roman vécu, le roman d’inspiration autobiographique. Si ces brouillages sont anciens, certains phénomènes récents sont à observer dans la façon dont certains historiens écrivent l’histoire aujourd’hui et revendiquent de faire œuvre littéraire, sans renoncer aux méthodes scientifiques propres à leur champ disciplinaire. C’est la prise de conscience de ce phénomène qui a déterminé l’historien des idées, Enzo Traverso, à écrire un Master 2 Lettres EAD – Semestre 2 –– (Ariane Ferry) – 2023 - Penser le genre par la littérature – « Le garçon / la fille que j’écris : parcours de genre individuel et émancipation collective ». 2 essai intitulé Passés singuliers : le « je » dans l'écriture de l’histoire1 et portant sur ces évolutions qui soulevaient selon lui à la fois un questionnement de sa discipline, l’histoire, et un questionnement de la place de la subjectivité dans les cultures contemporaines. Il s’en explique dans l’introduction : Cet essai est né d’un questionnement confus qui est allé en se clarifiant au cours des dernières années, déclenché par des lectures qui n’avaient pas un caractère systématique et n’étaient motivées par aucun projet ou devoir professionnel: des livres lus par curiosité, pour le plaisir, parce que des critiques m’avaient donné envie de les lire ou parce que des amis m’en avaient parlé; des livres que j’ai lus avec intérêt et souvent aimés, qui m’ont aidé à réfléchir, m’ont apporté des connaissances, m’ont touché et donné l’impression, par moments, moments, de voir le grain du passé, c’est-à-dire de voir des êtres humains en chair et en os, au-delà des concepts qui sont mes instruments de travail. Ce sont des livres d’histoire, mais aussi des romans, des autobiographies ou des ouvrages hybrides qui mélangent différents genres littéraires, et nombre d’entre eux ont suscité mon admiration, mais il y a toujours eu quelque chose qui me gênait. Ce n’est pas un ouvrage en particulier qui a causé cette perplexité : elle est née d’un ensemble de lectures, par une sorte d’effet d’accumulation. Le constat est simple : l’histoire s’écrit de plus en plus souvent à la première personne, au prisme de la subjectivité d’un auteur. (E. Traverso, Passés singuliers, p. 4) Or, l’histoire, depuis ses lointaines origines en Grèce ancienne (Thucydide), s’est très majoritairement écrite à la 3e personne, l’expulsion du « je » apparaissant notamment à partir du XIXe siècle, où l’histoire s’institutionnalise et se revendique comme une discipline scientifique émancipée de la littérature, mettant en avant son objectivité et ses méthodes. Comme l’a observé Jablonka lui-même, l’historien s’effaçant alors derrière une « absence omniprésence », cet effacement du sujet finit par produire une sorte de « narrateur-Dieu »2 ; on pourrait ajouter qu’un tel choix narratif entretient l’illusion que le discours des historiens ne serait pas « situé » et comme tel inscrit dans un contexte idéologique et culturel. Que dit alors 1 Enzo Traverso, Passés singuliers : le « je » dans l'écriture de l’histoire, Montréal, Lux éditeur, 2020. Nous citerons le texte dans l’édition du Kindle. 2 Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, coll. « Points histoire », 2017, p. 78 et 284. Master 2 Lettres EAD – Semestre 2 –– (Ariane Ferry) – 2023 - Penser le genre par la littérature – « Le garçon / la fille que j’écris : parcours de genre individuel et émancipation collective ». 3 la montée en puissance, dans le champ éditorial, d’un discours historien ouvertement situé et assumant le « je », et des écritures subjectives assumées de l’histoire ? On pourrait voir là, selon Traverso, le signe d’une transformation du rapport au passé, elle-même à mettre en relation avec l’importance inédite accordée à la subjectivité dans la culture contemporaine. Ce phénomène éditorial – et commercial – a été étudié quantitativement3 et les études révèlent que plusieurs centaines d’autobiographies d’historiens ont été publiées en une trentaine années, notamment en France, la tendance s’étant accélérée au XXIe siècle. Mais il ne s’agit pas uniquement pour eux de faire trace, ce qui distingue ces productions des mémoires d’hommes d’État par exemple : Les mémoires, comme l’a montré Jean-Louis Jeannelle, naissent de la « dialectique entre un destin individuel et le destin d’une collectivité4 ». Ceux des hommes d’État dénotent presque toujours un désir de monumentalisation de leur vie ; chez les historiens, ils expriment au moins la conscience d’avoir une place dans la culture d’un pays ou d’une époque. De nos jours, cependant, cette pratique s’est étendue à des chercheurs tout à fait inconnus hors de leur discipline qui écrivent des autobiographies plutôt que des mémoires. Leur but, dans la plupart des cas, n’est pas de s’ériger un monument, mais de creuser en eux-mêmes, afin de mieux comprendre leur propre trajectoire intellectuelle ou, plus simplement, de raconter leur vie. (E. Traverso, Passés singuliers, p. 6) Le phénomène serait à mettre en relation avec la prise en compte des autobiographies des petites gens dans le développement de ce qu’on a appelé l’ « histoire d’en bas » : les historiens ont été les premiers à s’intéresser à ce matériau textuel, dont l’étude a fait considérablement progresser la compréhension de la culture des « subalternes », et Traverso perçoit un lien entre ces nouveaux champs de recherche et le passage à une écriture à la première personne, repérable chez certains historiens – en dépit des différences d’accès à la culture académique distinguant 3 Traverso s’appuie sur les travaux suivants : Jeremy D. Popkin, History, Historians, and Autobiography, Chicago, University of Chicago Press, 2005; Jaume Aurell, Theoretical Perspectives on Historians’ Autobiographies: From Documentation to Intervention, Londres, Routledge, 2016. 4 Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses mémoires au XXe siècle. Déclin et renouveau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2008, p. 375. Master 2 Lettres EAD – Semestre 2 –– (Ariane Ferry) – 2023 - Penser le genre par la littérature – « Le garçon / la fille que j’écris : parcours de genre individuel et émancipation collective ». 4 ces derniers et les groupes d’individus dont ils étudient les productions autobiographiques. Enzo Traverso repère ensuite une nouvelle étape dans ce processus qui consiste en la mise en avant de la subjectivité de l’historien dans la présentation de ses travaux : Pour étudier la démocratisation de l’écriture, les historiens ont dû en faire un domaine de recherche. Bien que découlant d’un même processus de démocratisation de l’écriture de soi, les autobiographies historiennes et celles des gens qui n’avaient pas eu, jusque-là, accès à l’écriture ne sont donc pas superposables. Mais il y a sans doute une relation entre les deux, car c’est seulement après avoir étudié les autobiographies des gens communs que des historiens « ordinaires » ont commencé à raconter leur propre vie. Au cours des dernières années, un autre seuil a été franchi : nous sommes passés des autobiographies historiennes à une nouvelle forme subjectiviste d’écriture de l’histoire. Aujourd’hui, un nombre croissant d’ouvrages qui ne sont pas des autobiographies ont une dimension homodiégétique importante, comme si l’histoire ne pouvait être écrite sans exposer l’intériorité non seulement de ceux qui la font, mais aussi, et surtout, de ceux qui l’écrivent. Ni histoire au sens conventionnel du terme ni autobiographie, ce nouveau genre hybride a obtenu un succès considérable. (E. Traverso, Passés singuliers, p. 7-8) Succédant ou accompagnant le Narcisse romancier5, aurait-on aussi désormais des Narcisse historiens ? Traverso établit une différence nette entre les deux catégories – qui peuvent dans certains cas se rejoindre – qui tient au fait que l’historien, tout en faisant retour sur lui-même, ne cesse de se projeter vers le monde qui l’entoure avec la visée de le comprendre : Le narcissisme historien surgit du désir de comprendre le passé. Il ne se réduit donc pas à une posture purement réflexive d’auto-contemplation et d’auto-admiration (…) Narcisse historien projette ses énergies vers l’extérieur, car sa quête identitaire ne peut s’achever qu’au terme d’un long travail d’investigation du passé, un travail raconté à la première personne qui lui permet, après avoir interrogé la uploads/Litterature/ cours-4-le-jeu-des-voix-chez-jablonka-et-laurens 4 .pdf

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