CULTURE COMMUNE VERSUS ÉMANCIPATION ? LES EFFETS PERVERS DE LA CANONISATION DES
CULTURE COMMUNE VERSUS ÉMANCIPATION ? LES EFFETS PERVERS DE LA CANONISATION DES AUTEURS PHILOSOPHIQUES Sébastien Charbonnier Armand Colin | « Carrefours de l'éducation » 2012/1 n° 33 | pages 115 à 130 ISSN 1262-3490 ISBN 9782200927707 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-carrefours-de-l-education-2012-1-page-115.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Les effets pervers de la canonisation des auteurs philosophiques Sébastien Charbonnier L ’idéal d’une culture commune semble aller de soi dans la perspective d’une instruction socialisante et émancipatrice : quel meilleur moyen pour penser ensemble que l’acquisition de repères communs depuis les- quels la construction d’idées neuves et la vigilance citoyenne pourront s’exercer au maximum ? En prenant comme objet d’analyse l’enseignement obligatoire de la philosophie dans les classes de terminale générales et technologiques, je voudrais essayer de complexifier cette fausse évidence. Un tel enseignement est paradigmatique puisqu’il s’est pensé continûment, au cours de son histoire, comme permettant de « former l’esprit critique » des futurs citoyens. Or, les évo- lutions de la discipline depuis un siècle ont fait se cristalliser un corpus d’auteurs loués pour leurs qualités remarquables de penseurs… Mais loin de fonctionner comme « réservoir » d’idées rationnelles susceptibles d’être réappropriées par les élèves en vue d’un exercice de la pensée critique, la canonisation des auteurs philosophiques fonctionne, en bien des points, à rebours des objectifs prêtés à l’enseignement de la philosophie. Le paradoxe pourrait s’exprimer ainsi : la mise en forme des armes de la pensée critique (établissement d’un corpus à enseigner) constitue en même temps un obstacle à la mise en pratique de ces outils critiques. Autrement dit, il semble- varia © Armand Colin | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info (IP: 89.159.100.142) © Armand Colin | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info (IP: 89.159.100.142) Culture commune versus émancipation ? 116 rait que la volonté d’établir une liste de « monuments libérateurs » pour les jeunes individus formés par l’école sert moins ces derniers que les monuments eux-mêmes – et encore ! La canonisation, en tant qu’elle décide de ce qu’est la culture émancipatrice – au sens de la Bildung – vient entraver l’efficace même de la culture en prétendant la défendre et la valoriser. Le présent article essaie de comprendre cet effet réversif afin de mieux dégager les conditions de possibilité d’un certain usage de la culture qui distribue réellement des puissances encapa- citantes pour les individus plus qu’elle ne les rend impuissants. L’OBJECTIF MANQUÉ DE LA CANONISATION : LUTTER CONTRE LA « BARBARIE » Alors que les professeurs de philosophie ont été de plus en plus nombreux au cours du xxe siècle (on passe de 200 avant la Seconde Guerre mondiale à plus de 4000 à la fin du siècle), l’identité de la discipline s’est faite autour d’une liste toujours plus large d’auteurs. Unique moyen de « mettre d’accord » des affinités divergentes, la liste rhapsodique constitue une couverture d’autant plus consen- suelle qu’elle est vaste. Dans le nouveau programme de 2003, pas moins de cinquante-sept philosophes sont officiellement canonisés.1 Or les études sur la canonisation en philosophie sont rarissimes.2 Pour comprendre les effets et propriétés de la canonisation, on peut se reporter au travail pionnier du romaniste allemand Ernst Robert Curtius. À la fin des années trente, il entreprend une vaste enquête qui devait s’intituler à l’origine Culture européenne.3 Curtius dégage les origines païennes du canon – liées au classicisme, ses vertus d’excellence, sa figure d’élite sociale4 – et surtout ses ori- gines chrétiennes – problématique du canon biblique. L’équation est simple : en canonisant, on réifie, dès lors le canon devient un problème d’héritage. Le mot-clé est lâché : le canon induit des processus de transmission d’héritage dont 1. Cf. Bulletin Officiel du 19 juin 2003. 2. Un texte précurseur est celui de Kuklick B. (1984). Seven Thinkers and How they Grew : Descartes, Spinoza, Leibniz ; Locke, Berkeley, Hume ; Kant. In Rorty R., Schneewind J.B. et Skinner Q. (éd.). Philo- sophy in History. Essays on the Historiography of Philosophy. Cambridge : Cambridge University Press, p.125-139. Sur les amours doxographiques dans l’université française, cf. Soulié S. (1995). Anatomie du goût philosophique. Actes de la recherche en sciences sociales, n°109, p.3-28. Cette enquête porte moins sur le processus de canonisation en lui-même que sur les effets distinctifs des hiérarchies subtiles au sein du canon philosophique. 3. Curtius E.R. (1986) [1948]. La Littérature européenne et le Moyen Âge latin. Paris : PUF . 4. Dans la constitution civile de Servius Tullius, classici désignait les citoyens de premières classes, suffisamment fortunés pour payer l’impôt. Les classiques formaient l’élite sociale. Curtius dévelop- pera dans une autre enquête, Besitz und Bildung, ce lien ténu entre la culture et la propriété. © Armand Colin | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info (IP: 89.159.100.142) © Armand Colin | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info (IP: 89.159.100.142) Sébastien Charbonnier 117 CARREFOURS DE L’éducation / N°33, mai 2012 l’école deviendra le moteur essentiel. Dès lors, dans quelle mesure le canon va- t-il demeurer compatible avec la perspective de libération de l’apprentissage du philosopher ? Voyons quelles sont les propriétés du canon dégagées par Curtius. Tout d’abord, la tradition est considérée comme le matériau vital de la vie spirituelle dont le canon constitue la substance précieuse, la quintessence. L’intérêt de Curtius est de révéler la vérité de tout canon, l’essentialisme : il existe de « grandes » figures culturelles qu’on peut objectiver en un panthéon bon et beau en soi. En effet, dans le contexte historique qui était le sien, Curtius voulait sauver la culture de l’opération d’amnésie mise en place par le nazisme. D’après Chris- tine de Gemeaux, son projet de recherche est né en réaction aux attaques viru- lentes du IIIe Reich contre la culture : face aux tourments des années 1930, il « ressent l’impérieux besoin de réaffirmer les aspects positifs de la tradition […] Quand tout s’effondre, le canon offre une dernière possibilité d’orientation. »5 Le canon est pensé comme une arme contre les « barbares » : il doit permettre de « conserver, de restaurer et de consolider le plus précieux : la conscience de l’Europe ». Il faut impérativement à Curtius préserver les origines culturelles de l’Europe : sa tradition topique issue de la rhétorique antique et médiévale. Il n’est pas anodin que l’enseignement de la philosophie se soit replié sur son panthéon au fur et à mesure de sa démocratisation, quand florissaient en paral- lèle les diagnostics sur la « barbarie ».6 Curtius est instructif pour nous : il a été un « Kulturkrikiker conservateur » conséquent puisqu’il a « sciemment “instru- mentalisé” le canon » face à la « pédagogie moderne à laquelle il reprochait de négliger les éléments vitaux de la tradition discursive. »7 Mais le canon est-il si efficace contre la barbarie ? Curtius a-t-il eu raison de voir dans l’immortalisation des « grands » un remède ? Car loin de libérer les individus, le canon procède sur le même mode opératoire que son adversaire la propagande : l’inculcation… Il y a un effet paradoxal du canon : Curtius voulait sauver les « plus grands » de la barbarie nazie, mais les effets à long terme de ce « sauvetage dans l’immédiat » se retournent contre les intentions du sauveur. Le sauvetage induit héritage et crée des dispositions rétives au développement de 5. Cf. la mise en contexte historique du travail pionnier sur la canonisation par Gemeaux C. (2007). Canon, archétypes et mémoire culturelle. E.-R. Curtius à la recherche de sens au milieu du xxe siècle. Études Germaniques, 62e année/n°3, p. 539-542. 6. Cf. par exemple Henry M. (1987). La Barbarie. Paris : Grasset ; Mattéi J.-F . (2004). La Barbarie inté- rieure : essai sur l’immonde moderne. Paris : PUF . 7. Cf. Gemeaux C. (2007). Canon, archétypes et mémoire culturelle. E.-R. Curtius à la recherche de sens au milieu du xxe siècle. Études Germaniques, 62e année/n°3, p. 541. Le livre de Curtius contre une certaine « pédagogie moderne » est : Curtius E.R. (1932) Deutscher Geist in Gefahr. Stuttgart/ Berlin: Deutsche Verlagsanstalt. © Armand Colin | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info (IP: 89.159.100.142) © Armand Colin | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info (IP: 89.159.100.142) Culture commune versus émancipation uploads/Litterature/ culture-commune-versus-emancipation-les-effets-pervers-de-la-canonisation-des-auteurs-philosophiques.pdf
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- Publié le Jan 08, 2022
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