SIGNES, TRACES, PISTES Racines d'un paradigme de l'indice Carlo Ginzburg Gallim
SIGNES, TRACES, PISTES Racines d'un paradigme de l'indice Carlo Ginzburg Gallimard | Le Débat 1980/6 - n° 6 pages 3 à 44 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-1980-6-page-3.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Ginzburg Carlo, « Signes, traces, pistes » Racines d'un paradigme de l'indice, Le Débat, 1980/6 n° 6, p. 3-44. DOI : 10.3917/deba.006.0003 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. 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Il est principalement l’auteur de deux ouvrages traduits en français cette année : Les Batailles nocturnes, sorcellerie et rituels agraires en Frioul, XVIe-XVIIe siècle (Verdier), et Le Fromage et les vers, l’univers d’un meunier à la fin du XVIe siècle (Flammarion). Ce travail, en cours depuis 1977, a connu plusieurs états. La dernière version (parue dans le recueil d’essais de C. Ginzburg, Crisi della ragione, Turin, Einaudi, 1979) comprend un large appareil de références et ramifications bibliographiques qu’il n’était pas possible de traduire ici. Nous nous sommes donc limités à l’indispensable. Dieu est dans le détail. G. Flaubert et A. Warburg. Un objet qui parle de la perte, de la destruction, de la disparition d’objets. Il ne parle pas de lui. Il parle d’autres objets. Vous inclura- t-il également ? J. Johns. Au fil de ces pages, j’essaierai de montrer comment, vers la fin du XIXe siècle, le champ des sciences humaines a vu l’émergence silencieuse d’un modèle épistémologique (ou, si l’on préfère, un para- digme1) auquel, jusqu’à présent, on n’a pas accordé une attention suffisante. L’analyse de ce paradigme qui, de fait, est largement utilisé, sans pour autant avoir été explicitement conceptualisé, aidera peut-être à sortir des impasses de l’opposition entre « rationalisme » et « irrationalisme ». Cet article a paru en novembre 1980 dans le n° 6 du Débat (pp. 3 à 44). 1. J’emploie ce terme dans le sens proposé par Th. S. Kuhn en 1969 (version française : La Structure des révolutions scientifiques, Paris, 1972), sans tenir compte des précisions et distinctions que l’auteur a introduites dans sa « Postface ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 85.68.18.130 - 09/01/2013 14h18. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 85.68.18.130 - 09/01/2013 14h18. © Gallimard I 1. Entre 1874 et 1876, la Zeitschrift für bildende Kunst publia une série d’articles sur la peinture italienne. Ces derniers portaient la signature d’un certain Ivan Lermolieff, un érudit russe inconnu ; la traduction allemande avait été effectuée par un autre inconnu : Johannes Schwarze. Ces articles propo- saient une nouvelle méthode pour l’attribution des tableaux, et elle suscita des réactions divergentes et de vives discussions parmi les historiens de l’art. À peine quelques années s’étaient-elles écoulées que l’auteur jetait le double masque derrière lequel il s’était dissimulé. Il s’agissait en effet de l’Italien Giovanni Morelli (« Schwarze » étant l’équivalent allemand de son nom, dont « Lermolieff » constituait l’anagramme presque parfait). Et, aujourd’hui encore, les historiens de l’art parlent couramment de la « méthode morellienne ». Voyons rapidement en quoi consistait cette méthode. Les musées, déclarait Morelli, sont remplis de tableaux attribués à tort à certains peintres. Cependant, il est difficile de restituer chaque tableau à son véritable auteur ; le plus souvent, on se trouve en présence d’œuvres non signées, voire repeintes ou en mauvais état de conservation. Dans une telle situation, il est indispensable d’être en mesure de faire la distinction entre les originaux et les copies. Cependant, poursuivait Morelli, pour ce faire, il ne faut pas se fonder, comme c’est habituellement le cas, sur les caractères les plus manifestes – et donc les plus faciles à imiter – des tableaux : les yeux levés au ciel des personnages du Pérugin, le sourire de ceux de Léonard de Vinci, et ainsi de suite. Il faut au contraire se livrer à l’examen des détails les plus négligeables où l’influence des caractéristiques de l’école à laquelle le peintre appartenait est moins marquée – ce qui est le cas du lobe des oreilles, des ongles, de la forme des doigts et des orteils. C’est ainsi que Morelli établit et catalogua scrupuleusement la forme des oreilles propre à Botticelli, à Cosme Tura, etc. – traits présents dans les originaux mais absents des copies. À l’aide de cette méthode, il proposa des dizaines d’attributions nouvelles d’œuvres exposées dans certains des principaux musées d’Europe. Il s’agissait souvent d’attributions sensationnelles : ainsi, une Vénus couchée conservée à la galerie de Dresde, et considérée jusqu’alors comme une copie effectuée par le Sassoferrato à partir d’une peinture de Titien, fut identifiée par Morelli comme une des rares œuvres susceptibles d’être attribuées avec certitude à Giorgione. En dépit de ces résultats, la méthode de Morelli fit l’objet de nombreuses critiques – peut-être aussi en raison de l’assurance quasi arrogante avec laquelle son auteur l’avait présentée. Par la suite, on estima qu’elle était mécanique, qu’elle relevait d’un positivisme grossier, et elle tomba dans le discrédit2. (Toutefois, il n’est pas exclu que beaucoup des experts qui en parlaient avec suffisance aient continué à l’utiliser secrètement pour leur propres attributions.) C’est à Wind que revient le mérite du renouveau d’intérêt pour les travaux de Morelli. Il y a vu un exemple typique de l’attitude moderne adoptée au niveau de la comparaison des œuvres d’art – attitude qui tend vers l’appréciation des détails plutôt que vers celle de l’œuvre considérée comme un tout. D’après Wind, il y aurait chez Morelli une exacerbation du culte de l’immédiateté du génie qu’il aurait contracté dans sa jeunesse, au contact des cercles roman- tiques berlinois3. Cette interprétation est peu convaincante, étant donné que Morelli ne soulevait pas des 2 Carlo Ginzburg Signes, traces, pistes 2. « Indications matérialistes » qui rendent « sa méthode présomptueuse et esthétiquement inutilisable » (Longhi, Saggi e ricerche 1925-1928, Florence, 1967, p. 234). 3. Wind, pp. 64-65. Croce parle, au contraire, du « sensualisme des détails immédiats et déployés » (La critica et la storia delle arti figurative. Questioni di metodo, Bari, 1946, p. 15). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 85.68.18.130 - 09/01/2013 14h18. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 85.68.18.130 - 09/01/2013 14h18. © Gallimard Sur Morelli, voir avant tout E. Wind, Art and Anarchy, Londres, 1963 (édition italienne, Arte e anarchia. Milan, 1972, pp. 52-75, 166-168 et la bibliographie citée). Ajouter, pour la biographie, M. Ginoulhiac, « Giovanni Morelli. La Vita », Bergomum, XXXIV (1940), n° 2, pp. 51-74. Récemment, on s’est penché de nouveau sur la méthode morellienne : R. Wollheim, « Giovanni Morelli and the Origins of Scientific Connoisseurship », On Art and the Mind. Essays and Lectures, Londres, 1973, pp. 177-201 ; H. Zerner, « Giovanni Morelli et la science de l’art », Revue de l’art, n° 40-41 (1978), pp. 209-215 ; et G. Previtali, « À propos de Morelli », Revue de l’art, n° 42 (1978), pp. 27-33. Il nous manque malheureusement une étude générale sur Morelli, une analyse qui ne se bornerait pas aux écrits d’histoire de l’art, mais qui toucherait aussi la formation scientifique de ses jeunes années, ses rapports avec le milieu intellectuel allemand, l’amitié qui le lia à De Sanctis, la part qu’il prit à la vie politique. Pour ce qui regarde Francesco De Sanctis, voir la lettre par laquelle Morelli proposa ce grand critique littéraire pour la chaire de littérature italienne du Polytechnikum de Zurich (Fr. De Sanctis, Lettere dall’esilio (1853-1860), publiées par B. Croce, Bari, 1938, pp. 34-38). Voir aussi les index de l’Epistolario de De Sanctis, en cours de publication aux Éditions Einaudi. Sur l’engagement politique, on peut voir, pour le moment, les allusions rapides de G. Spini, Risorgimento e protestanti, Naples, 1956, pp. 114, 261, 335. Quant à la résonance des écrits de Morelli en Europe, voici quelques lignes d’une lettre à Minghetti, datée de Bâle le 22 juin 1882 : « Le vieux Jacob Burckhardt, que je suis allé voir hier soir, m’a fait le plus joyeux accueil et a tenu à passer toute uploads/Litterature/ signes-traces-pistes.pdf
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- Publié le Jan 27, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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