Gaia Revue interdisciplinaire sur la Grèce archaïque 25 | 2022 L’antropologo «c

Gaia Revue interdisciplinaire sur la Grèce archaïque 25 | 2022 L’antropologo «classico» entre bêtes et dieux. Omaggi a Ezio Pellizer (Vol. 2) Ulysse à Trieste. Hommage à Ezio Pellizer Odysseus in Trieste. Hommage to Ezio Pellizer DAVID BOUVIER Résumés Français English En septembre 2012, dans la lignée des travaux du GRiMM sur la mythologie et la mythurgie du monde antique, Ezio Pellizer accueillait à Trieste et à Ljubljana un colloque sur la survivance de la figure d’Ulysse au fil des siècles dans les cultures méditerranéennes : « Ulisse per sempre ». Dix ans plus tard, je souhaite revenir sur ce colloque auquel j’ai participé, non pas pour relire les communications présentées, mais pour mieux prendre conscience de l’histoire et de la mémoire des deux villes qui nous accueillaient. L’activité académique n’est jamais une activité neutre et on ne pense pas un « Ulysse de toujours » sans appartenir à un lieu ou à un moment de l’histoire. Durant deux jours, j’ai profité d’être à Trieste et à Ljubljana pour m’interroger sur des lieux et des monuments qui déterminaient mon rapport à Ulysse. C’est le compte rendu de la partie non scientifique du colloque que je me risque à faire ici parce que dix ans plus tard je comprends autrement ce qu’Ezio Pellizer nous demandait. « Ulisse per sempre » : une formule pour penser des Ulysse particuliers que l’histoire fait renaître ici et là sans les unifier. In September 2012, in line with the work of the GRiMM on mythology and mythurgy, Ezio Pellizer hosted in Trieste and Ljubljana a colloquium on the survival of Odysseus’ character over the centuries in Mediterranean cultures: “Ulisse per sempre”. Ten years later, I would like to return to this colloquium at which I participated, not to re-read the papers presented, but to become more aware of the history and memory of the two cities that hosted the meeting. Academic activity is never a neutral one and one does not think of an “Ulysses of all time” without belonging to a specific place or time in history. For two days, I took advantage of being in Trieste and Ljubljana to question myself about places and monuments that determined my relationship to Ulysses. It is the account of the non-scientific part of the symposium that I venture to give here because ten years later I understand differently the title Ezio Pellizer gave to our international meeting. “Ulisse per sempre”: a formula for thinking about the many different Odysseus who appear here and there in history without ever being really alike. Entrées d’index Mots-clés : Trieste, Ulysse, Svevo, Joyce, Pahor, mythurgie Keywords: Trieste, Odysseus, Svevo, Joyce, Pahor, mythurgy Texte intégral Ce document sera publié en ligne en texte intégral en juillet 2022. Ulysse à Trieste. Hommage à Ezio Pellizer https://journals.openedition.org/gaia/2644 1 sur 9 05/07/2022 08:05 1. Trieste, mardi 4 septembre 2012. Ulysse en Croatie ou Ulysse en Finlande ? Les 4 et 5 septembre 2012, dans le cadre des rencontres internationales du GRiMM (Gruppo triestino di ricerca sul mito e la mitografia), Ezio Pellizer organisait à Trieste et à Ljubljana un colloque consacré à la « présence1 » tout au long des siècles de la figure d’Ulysse dans l’imaginaire des cultures méditerranéennes. Pour rendre hommage à ce collègue devenu ami, je voudrais repenser à ce colloque et à quelques moments qui l’ont ponctué et qui m’ont marqué : une occasion pour repenser 10 ans plus tard les enjeux de cette discipline si complexe qu’est devenue « l’histoire de la réception », subdivision plutôt que doublet des « reception studies » ; une occasion également pour souligner l’importance des lieux et des moments qui rythment et conditionnent notre propre activité académique, elle aussi composante de l’histoire de la réception. Comment penser Ulysse entre Trieste et Ljubljana en 2012 ? 1 Le titre du colloque de 2012 ouvrait un chemin vertigineux, une Odyssée vers un temps sans fin : « Ulisse per sempre, Ulysse pour toujours ». Le volume des actes, publié l’année suivante, a repris ce titre avec un beau travail de conception graphique2. Sur la couverture à fond noir, dans la partie haute et à droite, une petite fenêtre montre un tableau d’Arnold Böcklin. Le titre du livre est écrit en caractères rouges bordés de blanc, sur trois lignes. Les trois mots, « UlissE / pEr / semprE », sont disposés l’un sous l’autre, avec un jeu de décalage qui permet d’aligner les trois mots sur la lettre « e » écrite une seule fois mais occupant la hauteur des trois lignes, lettre commune aux trois mots et les unissant : une façon d’indiquer un Ulysse traversant les époques et les reliant. Interroger l’ubiquité dans le temps et l’espace d’une figure devenue référence « universelle3 » impliquait aussi et nécessairement de retourner la perspective pour ne surtout pas oublier de parler d’un Ulysse du XXe siècle dans deux villes qui avaient chacune leur histoire et leur mémoire, dans ces régions qui furent italo-austro-hongroises avant de devenir italo-slovènes. 2 En 2012, aucun de nous n’avait oublié les crimes et les massacres qui avaient déchiré, pendant la décennie des années 1990, l’ex-République socialiste fédérative de Yougoslavie. En 1991, la Slovénie et la Croatie avaient déclaré leur indépendance ; en 2004, la Slovénie adhérait à l’Union européenne et la Croatie en 2011. En 2022, à l’heure où j’écris ces lignes, la Serbie est confrontée au choix crucial de s’allier à la Russie ou à l’Union européenne. Ezio Pellizer n’avait pas seulement pensé son colloque entre Trieste et Ljubljana, il avait choisi d’associer aux membres coutumiers du GRiMM d’autres collègues, venus des universités plus proches de Ljubljana, Zagreb et Pula. Il ne s’agissait pas de remuer les traumatismes d’une mémoire récente, ni d’anticiper sur un futur incertain, mais l’intention de donner une couleur politique à un dialogue italo- slovène autour de la mémoire d’Ulysse était pour Ezio évidente et il nous avait dit son plaisir de pouvoir passer une frontière durant ces deux jours. Les historiens parlent des frontières de Trieste avec les communautés voisines au XXe siècle comme d’un paysage monumental et mémoriel4. Il a fallu attendre octobre 1954, avec la dissolution du Territoire libre de Trieste et le mémorandum de Londres, pour trouver un début de solution viable au problème des partages territoriaux et ce n’est qu’en octobre 1975, avec le traité d’Osimo, que le tracé de la frontière actuelle a été validé. En arrivant à Trieste le 4 septembre 2012, je me demandais si je percevrais, durant le colloque, des traces d’une opposition entre une Odyssée italienne et une Odyssée slovène ou croate. 3 Il faudrait expliquer pourquoi, durant les dix premières années du XXIe siècle, plusieurs écrivains croates se sont ingéniés à retrouver dans l’Adriatique les traces du voyage d’Ulysse et au cœur de l’ex-Yougoslavie l’antique Troade. Dans son livre, Troja nije u Troji (Troie n’est pas à Troie), paru à Zagreb en 2000, Krešo Vujević veut démontrer que Troie n’était pas en Troade (actuellement province de Çanakkale, au sud du détroit des Dardanelles) mais à Ljubuški, en Bosnie-Herzégovine directement à la frontière avec la Croatie, à 180 kilomètres au sud-ouest de Sarajevo5. Pour l’écrivain Jasen Boko, né à Split en 1961, auteur du livre Tragovima Odiseja (Sur les routes de l’Odyssée), paru à Zagreb en 2012, Ithaque serait dans l’île de Lošinj et l’île de Calypso ne serait autre que l’île de 4 Ulysse à Trieste. Hommage à Ezio Pellizer https://journals.openedition.org/gaia/2644 2 sur 9 05/07/2022 08:05 2. Quand Ulysse refusait d’être un immortel Mljet, dans l’archipel de Croatie. Pourquoi vouloir rejouer les poèmes homériques dans des régions qui venaient d’être secouées par l’histoire et qui cherchaient à se reconstruire ? En Italie, en 1995, Felice Vinci, ingénieur nucléaire, avait soutenu, dans son livre Omero nel Baltico, paru à Rome, une thèse bien plus folle en allant chercher Troie en Finlande, non loin de Turku. Alors même que, par-delà les critiques, le livre de Vinci a joui d’une publicité considérable et non méritée, rapidement réédité plusieurs fois et traduit dans sept langues au moins, les ouvrages croates ont été démolis par les journalistes italiens qui n’ont pas hésité à dénoncer une récupération nationaliste d’Ulysse6. Comme si, dans cette Italie du début du XXIe siècle, l’Ulysse finlandais était plus acceptable que l’Ulysse croate ! Comment dans ces conditions penser en 2012 un héros tranquillement installé dans une temporalité de toujours ? Chacun veut retrouver Ulysse là où il l’imagine. La lecture de l’Odyssée devient politique. « Ulysse pour toujours » ? Le paradoxe — oublié par Ezio Pellizer — est que l’Ulysse de l’Odyssée est justement ce héros qui refuse l’immortalité, qui renonce à vivre pour toujours. Calypso est pourtant une nymphe persuasive. Elle aime le héros qu’elle a recueilli dans son île, elle l’a sauvé et protégé. Et pour le garder auprès d’elle, pour toujours, elle lui offre l’immortalité et le privilège de ne plus vieillir jamais. Mais Ulysse refuse. Durant sept longues années, la nymphe insiste, mais Ulysse veut revoir Ithaque et retourner dans le uploads/Litterature/ david-bouvier-ulysse-a-trieste-in-gaia-pdf.pdf

  • 12
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager