57 Revue Européenne des Migrations Internationales, 2010 (26) 2 pp. 57-76 De la
57 Revue Européenne des Migrations Internationales, 2010 (26) 2 pp. 57-76 De la cohésion de vie du migrant : déplacement migratoire et orientation existentielle Marc BREVIGLIERI*1 « L’ampleur des mouvements migratoires (…) est la preuve que les difficultés économiques sont parfois plus fortes que l’attachement au sol natal. C’est que, dans nos civilisations, il y a une masse humaine relativement déracinée, et qui est prête à se porter là où elle trouvera sa subsistance. Pour arracher cependant les hommes aux pays où ils ont pris leurs habitudes, il faut qu’ils soient entraînés par un courant. Les migrations sont des déplacements collectifs, comparables aux anciennes migrations de peuples : l’émigrant est attiré, puis encadré dans la foule de ceux qui émigrent comme lui » (Halbwachs, 1964 : 221). C ’est à l’occasion de sa fameuse réflexion sur la psychologie des classes sociales que Maurice Halbwachs présente sous un tel jour le phénomène migratoire. Dans la première partie de son ouvrage, il s’est déjà interrogé sur la réticence paysanne à « quitter le petit coin où ils (les paysans) ont pris racine, où leur famille vit depuis un temps qui leur paraît indéfini » (1964 : 65). Maurice Halbwachs met en perspec tive, face à l’« attirance » et l’opportunité que peut représenter la migration, la souffrance d’un arrachement au sol natal, reflétant par là le sort pathétique d’un homme déplacé, dépaysé ou déraciné. En mobilisant la métaphore du « courant », d’autres parleraient de « flux », il ne fait pas que souligner un lien privilégié qu’entretient la mémoire collective avec le déplacement et l’espace, il met aussi en évidence la part de passivité qui accom pagne le mouvement migratoire dont la cause semble ici historiquement déterminée. Certes il existe des mobiles d’action qui motivent la migration, mais l’expérience du déplacement migratoire se compose tout aussi bien d’éléments sensibles reçus et vécus sur un mode fondamentalement passif. Il y a des déplacements lestés du poids de la fatalité, des forces impérieuses qui surgissent comme un courant dont la puissance emporte ailleurs, arrache des racines d’existence, pousse à fuir, conduit à lâcher un monde. * Professeur, HETS-Genève et GSPM/EHESS, Rue Prévost-Martin 28, Case postale 80, CH-1211 Genève 4, Suisse ; marc.breviglieri@hesge.ch ; brevig@ehess.fr Je tiens à remercier Matthieu De Castelbajac à qui je dois une relecture attentive et à témoigner de ma gratitude à Fanny Colonna dont l’influence parcourt l’ensemble de ce texte.1 58 REMI 2010 (26) 2 pp. 57-76 Marc BREVIGLIERI LE DÉPLACEMENT, L’ÉLOIGNEMENT ET LES PATHOLOGIES DE L’EXIL Le déplacement et l’impossibilité du retour D’une certaine façon, le premier événement subi dans la migration émerge au moment du départ et prend le visage de la séparation des proches, de la perte et d’une certaine rupture avec un monde familier. Et par la suite, ce dernier, malgré la distance, mais non sans rapport avec elle, fait vibrer des points d’adhérence, des lieux d’ancrage, des formes d’attachement sur un fond d’investissement affectif et d’obligations main tenues. C’est notamment le souvenir qui donne à sentir ces vibrations, principalement lorsqu’il appréhende le passé sous la forme d’un itinéraire retraçant la succession des grandes escales de la migration. Par son travail même, et à travers ses modulations, entre mémoire heureuse et mémoire blessée, la mémoire imprime du sens, explique et comprend l’histoire personnelle et collective (Ricœur, 2000). Touchant à l’identité narrative, elle met en rapport un ensemble d’éléments passés à partir desquels se retrace une « continuité intérieure » (Serfaty-Garzon, 2006) et s’atteste un maintien de soi relatif à une cohésion de vie qui s’approprie les ruptures imposées par le déplacement. Et c’est au niveau de cette recherche de cohésion que la mémoire fait se croiser, reflétant dans le mouvement migra toire une dimension inextricablement agie et subie, les parcours personnels aux destins collectifs. La dimension passive et affectée accompagnant tout déplacement migratoire tient pour beaucoup à la manière dont le temps, nécessairement pris par ce mouvement, interfère avec le franchissement des espaces nouveaux. La migration est aussi du temps qui passe de manière irréversible ; il n’y a pas que le sol natal ou jadis habité qui est laissé derrière soi : un passé aussi s’abandonne. La migration trace un fil qui court dans l’espace et le temps, dessinant une topographie faite d’escales plus ou moins longues, de points de rupture, d’espaces de découverte où, dans chacun des cas, s’est inscrit un avoir été dont le souvenir est « très intrinsèquement associé à des lieux »2. Et, de fait, le retour en ces lieux mêmes n’est pas plus envisageable que la rétrogradation vers le passé dans le temps : l’impossibilité de la réversion chronologique englobe en quelque façon l’impossibilité d’un exact repli sur le point de départ, de sorte que tout souvenir enferme la possibilité du regret ou du remords, d’un passé qu’on souhaite faire revivre ou qu’on désire anéantir (Jankélévitch, 1974). Dans son essai sur L’irréversible et la nostalgie, Vladimir Jankélévitch souligne que l’amertume du fait d’avoir-été demeure le cœur du « mal d’exil » ; son remède ne peut donc pas être le retour au pays et son avènement reste incontournable : tout migrant sait qu’il ne pourra jamais retrouver le monde quitté qui, lui-même, a été affecté par le temps qui passe (Jankélévitch, 1974 : 290). 2 Paul Ricœur avance que : « la transition de la mémoire corporelle à la mémoire des lieux est assurée par des actes aussi importants que s’orienter, se déplacer, et plus que tout habiter. (…) Ainsi les “choses” souvenues sont-elles intrinsèquement associées à des lieux. Et ce n’est pas par mégarde que nous disons de ce qui est advenu qu’il a eu lieu » (Ricœur, 2000 : 49). 59 REMI 2010 (26) 2 pp. 57-76 De la cohésion de vie du migrant En partant de la seule question de l’immigration, certes la plus sensible dans l’opinion publique et donc la plus brûlante au niveau du débat politique, un ensemble de dimensions propres au phénomène migratoire sont négligées et tenues en réserve. C’est fréquemment le cas des dimensions de l’existence qui, accompagnant les trois moments du partir, du rester et du revenir, qui sommairement dessinent l’arc expérientiel de la migration, sont vécues sur un mode passif. L’appréciation de ce qui est vécu sur un mode passif est particulièrement délicate à envisager depuis la parole du déplacé dans la mesure où celle-ci tend spontanément à réintroduire des contenus d’activité lorsqu’il s’agit de décrire un phénomène qui s’apparente à un déplacement dans l’espace. Ainsi, les analyses portant sur l’immigration stricto sensu interrogent en premier lieu un phénomène actif (l’entrée et l’installation dans un pays d’accueil) rapporté à ses conditions de possibilité. Elles mettent alors l’accent tant sur l’« acteur-migrant » (doté ou non d’un complexe d’acquisitions graduelles et circonstanciées de capacités à l’intégration) que sur l’« acteur- recevant », souvent collectif, et potentiellement coupable de la difficile intégration du premier (entreprises, administrations ou citadins générant des actes de ségrégation, de déconsidération ou plus gravement encore, de discrimination). La direction de l’îlot dépressif (A. Sayad) C’est en rendant indissociable la condition de l’immigré de celle de l’émigré, « tout immigré restant toujours, sous quelque rapport, un émigré de quelque part (et cela, même dans le cas où cet “immigré” est né dans l’immigration et n’a lui-même émigré de nulle part) », qu’Abdelmalek Sayad ouvre une brèche essentielle dans l’analyse des dimensions existentielles négatives et passivement subies dans les déplacements migra toires. Une ambition qu’il affiche à cet égard est de couvrir un large ensemble d’éléments relatifs au « mal et au mal-être qu’on éprouve dans l’immigration » (Sayad, 1999 : 115). Au premier rang de ces éléments, il place le sentiment de la faute rapportée au départ et à l’absence. Une marge est laissée à l’analyse d’une culpabilité qui ne soit pas entièrement perçue comme pesant sur le pays d’accueil lorsqu’il manque à ses devoirs d’hospitalité et affiche ou ne contient pas une certaine xénophobie. Abdelmalek Sayad montre comment un ressort de la culpabilité du migrant tient au lien qui continue à l’enserrer à ses origines et donc au pays d’émigration. Ce lien nourrit un ensemble de phénomènes perçus, mais non voulus, un pâtir qui expose le migrant à une souffrance dont l’angoisse de la sépa ration, et son expérience négative, est le révélateur privilégié. Plus précisément, on peut distinguer trois dimensions de souffrance, pour lesquelles on élucidera plus loin quelques connexions souterraines, sous des visages aussi différents que (i) l’impression d’avoir laissé derrière soi le sentiment de la trahison ou du reniement, impression glissant vers la perception du déshonneur, (ii) l’« obsession du retour au passé », penchant vers les expres sions pathologiques du désespoir qui bifurque vers la mélancolie ou vers la sinistrose ou 60 REMI 2010 (26) 2 pp. 57-76 Marc BREVIGLIERI (iii) le sentiment profond de solitude dérivant vers le mutisme et l’exclusion3. Ces trois dimensions de souffrance, qui semblent affecter avec une intensité toute particulière l’expérience du déplacement migratoire, demeurent, pour ainsi dire, au passif des personnes. Elles sont mises en réserve et tenues uploads/Litterature/ de-la-cohesion-de-vie-du-migrant.pdf
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- Publié le Apv 20, 2021
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