j i EDOUARD DELRUELLE Métamorphoses du sujet L'éthique philosophique de Socrate

j i EDOUARD DELRUELLE Métamorphoses du sujet L'éthique philosophique de Socrate à Foucault 2e édition Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez notre site web : www.deboeck.com o De Boeck & Larder s.a., 2006 2e édition Éditions De Boeck Université Rue des Minimes 39, B-1000 Bruxelles Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) par- tiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le commu- niquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit. Imprimé en Belgique Dépôt légal : Bibliothèque Nationale, Paris : avril 2006 ISSN 0778-046X Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles : 2006/0074/087 ISBN 2-8041 -5058-5 P A R T I E I V L'êthos philosophique contemporain « faire l'épreuve de soi-même» C H A P I T R E 1 La subversion contemporaine du sujet 1 l'ÊTHOS CRITIQUE COMME « SOUPÇON » Que le sujet soit perfectible, que l'histoire progresse, que l'Homme advienne, voilà qui ne fait pas de doute aux yeux de Kant, de Hegel et de Feuerbach. L'émancipation signifie la réconciliation de l'Homme avec lui- même et avec le monde. Les Lumières sont humanistes. Cette « foi » en l'homme caractérise si fortement la modernité qu'elle en reste encore aujourd'hui le pilier — à travers le « culte » des droits de l'homme —, après avoir imprégné toutes les grandes idéologies politiques du 20e siècle (commu- nisme, social-démocratie, libéralisme, démocratie chrétienne, toutes se sont réclamées de l'« humanisme «Jusqu'aux nazis et aux staliniens !). Pourtant, cette assimilation des Lumières à l'humanisme ne va nulle- ment de soi, et elle sera contestée dès la fin du 19e siècle. Et si l'idée d'un pro- grès global de l'humanité était un leurre ? Et si la liberté empruntait des voies détournées, des chemins de traverse à l'écart de la Conscience, de l'Esprit ou de « l'être total, générique » ? L'Homme ne serait-il pas une illusion semblable à celle de Dieu, qu'il vient de détrôner ? Marx, Nietzsche et Freud vont être les trois grands promoteurs de ce déplacement du regard, les trois « Maîtres du soupçon » (par contraste avec les « Maîtres de vérité » de la Grèce archaïque) à l'origine d'une remise en question décisive de la philosophie comme pratique et comme êthos1. 1. L'expression « maîtres du soupçon » est employée pour la première fois par Paul Ricoeur en 1965 dans un article « La psychanalyse et le mouvement de la culture contemporaine », repris dans Le conflit des interprétations, Seuil, 1969. En 1964, lors du colloque « Nietzsche » de Royaumont, Michel Foucault avait prononcé une conférence intitulée « Nietzsche, Marx, Freud ». 228 L'êthos philosophique contemporain « faire l'épreuve de soi-même » Depuis Descartes et Kant, en effet, la philosophie se présente comme l'exercice d'un doute, d'une critique. En quoi le soupçon est-il différent ? Les Maîtres du soupçon vont s'attaquer à ce qui, jusqu'ici, avait été soustrait au doute et à la critique, à savoir l'instrument même de la critique et du doute : la conscience, la présence à soi du sujet. Chez Descartes, le sujet fait table rase de tout, sauf du fait qu'il pense. Jusqu'à l'extrême pointe du doute, le sujet est pré- sent à lui-même (« je pense donc je suis »), sa conscience l'accompagne. De même, quand Kant traque les « mobiles sensibles » dans le champ moral, il est malgré tout convaincu qu'au bout du compte, il retrouvera la conscience seule face à elle-même (« la Loi morale en moi »). Chez Hegel, l'Esprit se ressaisit dans le mouvement où il se réalise, il devient de plus en plus conscient de lui- même à mesure qu'il avance (« le rationnel est réel »). Avec les Maîtres du soupçon, la critique va s'étendre à l'instrument même de la critique (= la conscience, l'esprit). Ils s'attaquent, non plus à l'illu- sion de la chose, mais à l'illusion de la conscience. La question n'est plus : « est- ce que les choses sont réellement telles qu'elles m'apparaissent ? »,mais : « est- ce que je n'ai pas une conscience fausse de moi-même ? ». Ils vont repérer sous la conscience (soupçon < sub-specio : « je regarde par en dessous ») tout un jeu mconscient de forces en conflit. Les trois éléments sont importants : 1) le soup- çon vise la « tache aveugle » du sujet, là où il n'est plus présent à lui-même, c'est-à-dire son impensé, son inconscient ; 2) cet inconscient est caractérisé par des forces (pulsions, puissance, vie), sorte de magma en fusion sous la terre ferme de la raison ; 3) entre ces forces se déroule un conflit dont le sujet est tou- jours le produit forcément instable. L'êthos du soupçon est donc différent de l'êthos critique. Celui-ci s'atta- quait aux illusions que rencontre le sujet quand il s'efforce d'élaborer une science, une morale, etc., mais en partant toujours d'un point de vue qui reste lui, incritiqué : la conscience. Marx, Nietzsche, Freud, eux, jettent sur le sujet une lumière rasante, indirecte ; ils découvrent, sous-jacent au « sous-jacent » (subjectum),\es forces en conflit qui le traversent : • sous la conscience politique (celle des droits de l'homme,par exemple), Marx repère des forces socio-économiques en lutte les unes contre les autres (prolétariat et bourgeoisie) ; • sous la conscience psychologique, Freud découvre des forces psychi- ques inconscientes elles aussi en opposition (les pulsions d'un côté, la loi de l'autre) ; • sous la conscience morale, Nietzsche montre la lutte implacable des for- ces réactives (« prêtre ») contre les forces actives (« artiste »). La subversion contemporaine du sujet 2 2 9 Dans une telle perspective, l'idéologie du progrès, à laquelle le XVIIIe siècle et le XIXe siècle avaient adhéré, n'est plus tenable. Ce n'est pas donc pas une question de « pessimisme ». La prise de conscience que les hom- mes ne sont pas heureux, que l'exploitation, la misère ou l'arbitraire augmen- tent au lieu de diminuer, bref que le monde ne tient pas ses promesses, voilà qui est parfaitement compatible avec l'idéologie du progrès. Le pessimisme historique est même un des plus puissants moteurs de l'humanisme (chez Rousseau, par exemple, c'est clairement le malheur de la société qui permet d'appréhender la « perfectibilité » de l'homme). Avec la pensée du soupçon, il s'agit d'autre chose, à savoir la remise en question du schéma humaniste et progressiste lui-même. Ce schéma suppose que l'Homme advient, se réconcilie avec lui-même, comme si la vie, le travail et le langage (les trois grandes formes de sa « finitude ») concouraient ensemble à la réalisation progressive de l'humanité. Les Maîtres du soupçon suggèrent au contraire que la vie, le travail et le langage débordent sans cesse le sujet, et qu'il faut voir dans cette force de décentrement.d'ex-centricité.un gage de créativité et d'émancipation. Le soupçon n'est donc pas davantage un scepticisme. Il ne consiste pas à « suspendre son jugement », à mettre entre parenthèses tout jugement de valeur (et, en conséquence, à prôner l'indifférence pratique). Le soupçon « détruit »,ou plutôt « déconstruit » notre fausse conscience en vue d'une cons- cience plus authentique, d'une vie plus libre. Marx, Nietzsche et Freud s'inscri- vent dans la tradition des Lumières, dont ils renouvellent la méthode critique. Ils montrent que la critique passe par tout un travail de décodage, de déchiffre- ment, donc par un nouvel art d'interpréter, et que pour ce faire la critique doit en outre se faire active, pratique (pratique psychanalytique chez Freud, prati- que révolutionnaire chez Marx). Mais le soupçon ne caractérise-t-il pas maintes philosophies antérieures, peut-être toute philosophie ? Machiavel perce l'idéologie religieuse à la recher- che de la « vérité effective de la chose », montrant que toute Cité est traversée par la lutte entre les Grands et le peuple ; Occam soupçonne les universaux de n'être que des fictions ; Epicure et Lucrèce déconstruisent nos illusions théolo- giques et métaphysiques ; Socrate lui-même est un accoucheur à la recherche de ce qui est enfoui dans les âmes ... Mais c'est à Spinoza et Hegel que l'on songe avant tout. Spinoza nous invite à mesurer l'écart entre notre conscience et la vie sous-jacente du désir et du corps, et pour cela, à soulever les « voiles de l'ignorance » que sont la volonté de Dieu, l'ordre de la Nature ou le libre- arbitre de l'Homme. Quant à la « ruse de la raison » de Hegel, elle se présente comme une forme explicite de soupçon, puisqu'elle consiste à nous faire voir l'Esprit qui travaille dans l'histoire sous la conscience qu'en ont ses acteurs. Néanmoins, il demeure une grande différence avec Nietzsche, Marx et Freud. L'horizon de l' êthos philosophique chez Spinoza et Hegel reste la cons- 230 L'êthos philosophique contemporain « faire l'épreuve de soi-même » cience qui se ressaisit (à travers les 2e et 3e genres de connaissance chez uploads/Litterature/ del-ruelle.pdf

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