Derrida, lecteur de Freud et de Lacan Dans un texte du début des
Derrida, lecteur de Freud et de Lacan Dans un texte du début des années quatre-vingt-dix1, Jacques Derrida pose la question de façon pressante: « On voudrait nous faire oublier la psychanalyse. Oublierions-nous la psychanalyse ?», en s’inquiétant des symptômes produits par l’oubli déjà à l’œuvre dans l’opinion philoso- phique et dans l’opinion publique en général. Sans compter ce qui s’observe du même ordre — l’ordre de l’oubli — dans le champ psycha- nalytique lui-même et dans ses institutions: Une inquiétude devant ce que j’appellerais de façon vague et flottante (mais la chose est essentiellement vague, elle vit d’être flottante et sans contour arrêté), l’air du temps philosophique, celui que nous respirons ou celui qui peut donner lieu à des bulletins de la météorologie philosophique. Or que nous disent les bulletins de cette doxa philosophique? Que, auprès de nombreux philosophes et d’une certaine «opinion publique », autre ins- tance vague et flottante, la psychanalyse n’est plus à la mode, après l’avoir été démesurément, à la mode, après avoir, dans les années /, repoussé la philosophie loin du centre, obligeant le discours philosophique à comp- ter avec une logique de l’inconscient, au risque de se laisser déloger de ses certitudes les plus fondamentales, au risque de souffrir l’expropriation de son sol, de ses axiomes, de ses normes et de son langage, bref de ce que les philosophes considéraient comme la raison philosophique, la décision . Jacques Derrida, «Let us not forget — Psychoanalysis», The Oxford Literary Review, «Psychoanalysis and Literature», vol. XII, nos -, . Ce texte est inédit en français. Il est extrait de l’introduction de Derrida à une conférence que je prononçais le décem- bre dans l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne à Paris sous le titre « La raison depuis l’inconscient». Cette conférence faisait partie du forum «Penser à présent» orga- nisé par le Collège International de Philosophie. Elle est publiée dans Lacan avec Derrida (Paris, Mentha, ; Paris, Flammarion, coll. « Champs », ). • , - philosophique même, au risque de souffrir, donc, l’expropriation de ce qui, associant cette raison, bien souvent, à la conscience du sujet ou du moi, à la représentation, à la liberté, à l’autonomie, semblait aussi garantir l’exercice d’une authentique responsabilité philosophique. Le décentrement de la conscience opéré par Freud — que la cons- cience ne soit plus maîtresse en la demeure, qu’elle soit largement sou- mise à des forces obscures qu’elle ignore — et la nécessité que l’histoire de la raison s’en trouve elle-même ré-interprétée ne prirent sans doute leur véritable portée, en France puis dans les pays latins et anglo- saxons, qu’avec l’enseignement de Lacan qui sut porter la question dans le monde littéraire et philosophique. Ce monde en fut sérieuse- ment ébranlé au point où l’on commençât à parler de la fin de la philo- sophie. Certains, dont Derrida — et pour lui de la façon la plus évidente et la plus éminente —, ne pensaient déjà pas ou déjà plus sans la psychanalyse, tout en lui demandant sans cesse raison. D’autres devaient s’employer à oublier cette troublante remise en cause en ten- tant de restaurer une pensée qui ne tienne pas compte des avancées freudiennes. Je poursuis la citation : Ce qui s’est passé, dans l’air du temps philosophique, si je me risque à le caractériser de façon massive et macroscopique, c’est qu’après un moment d’angoisse intimidée, certains philosophes se sont ressaisis. Et aujourd’hui, dans l’air du temps, on commence à faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé, comme si la prise en compte de l’événement de la psychanalyse, d’une logique de l’inconscient, de « concepts inconscients», même, n’était plus de rigueur, n’avait même plus sa place dans quelque chose comme une histoire de la raison : comme si on pouvait continuer tranquillement le bon vieux discours des Lumières, revenir à Kant, rappe- ler à la responsabilité éthique ou juridique ou politique du sujet en restau- rant l’autorité de la conscience, du moi, du cogito réflexif, d’un « Je pense» sans peine et sans paradoxe ; comme si, dans ce moment de restauration philosophique qui est l’air du temps, car ce qui est à l’ordre du jour, à l’ordre moral de l’ordre du jour, c’est une espèce de restauration honteuse et bâclée, comme s’il s’agissait donc de mettre à plat les exigences dites de la raison dans un discours purement communicationnel, informationnel et sans pli ; comme s’il redevenait légitime, enfin, d’accuser d’obscurité ou d’irrationalisme quiconque complique un peu les choses à s’interroger sur la raison de la raison, sur l’histoire du principe de raison ou sur l’événe- ment, peut-être traumatique, que constitue quelque chose comme la psy- chanalyse dans le rapport à soi de la raison. La psychanalyse, c’est ce que Derrida, lui, n’oublie jamais. Il a avec elle un lien originaire comme avec sa langue maternelle. Ce qui ne veut pas dire un lien univoque. L’une et l’autre lui résistent, comme il résiste à l’une et à l’autre. Comme pour la langue maternelle, le rap- port à l’inconscient, que met en œuvre la psychanalyse, me demeure toujours à la fois étranger et familier. Il n’y a pas de rapport à l’incons- cient qui ne soit un rapport tendu, un rapport de résistance. Mais la résistance n’est ni l’oubli ni la négation. L’inconscient ne s’approche que dans la résistance, tant la résistance est à la psychanalyse ce que l’air est à la colombe de Kant. Il n’y a pas d’envol possible sans la résis- tance de l’air. Comme le souligne Geoffrey Bennington, les rapports qu’entretient la pensée de Derrida avec la psychanalyse sont originaux à plus d’un titre. Ils sont originaux au sens où ils sont propres à lui. Personne d’autre n’a les mêmes rapports que lui à la psychanalyse. Ils le sont aussi au sens où les rapports que son œuvre entretient avec la pensée de Freud, ou avec celle de Lacan, ont une singularité propre au regard des rapports que cette même œuvre entretient avec d’autres penseurs. Ils le sont enfin au sens où les rapports de Derrida avec Freud sont d’origine, sont à l’origine, dès le départ; il n’y aurait pas eu, il n’y a pas Derrida sans Freud2. En contrepartie, les voies frayées par les lectures derridiennes de l’œuvre de Freud et de l’œuvre de Lacan sont devenues des voies que la psychanalyse ne saurait oublier ou forclore. Sous peine de s’oublier elle-même. Dès le départ de son travail de déconstruction du logocentrisme et de son analyse du refoulement de l’écriture depuis Platon comme mode de constitution du savoir occidental, Derrida trouve en Freud un puissant allié. Bien que les concepts dont il use appartiennent à l’his- toire de la métaphysique, qu’ils sont forgés à même la matière langa- gière dont il hérite, Freud en détourne ou en subvertit le sens. Ainsi en est-il, par exemple, de maintes oppositions traditionnelles. L’incons- cient n’est plus simplement hors conscience. Il parasite la conscience. Le plaisir n’est plus tout uniment le contraire du déplaisir. Il peut être éprouvé comme une souffrance et la souffrance comme une satisfac- tion. Le sujet se cherche et se trouve dans l’objet qui n’est pas, en soi, son contraire. Il n’est pas de pur présent par rapport au passé. Le passé est présent dans le présent et le présent toujours déjà passé. L’origine est déjà en retard et le retard est donc originaire. . Je reprends ici, au plus près, les propos de Geoffrey Bennington dans sa communi- cation au Colloque de Cerisy, en juillet , intitulée «Circanalyse (la chose même)», dans René Major et Patrick Guyomard (dir.), Depuis Lacan. Colloque de Cerisy, Paris, Aubier, coll. «La psychanalyse prise au mot», . , • , - Le concept freudien de Nachträglickheit, l’après coup, qui met en question le concept métaphysique de «présence à soi» est essentiel à la pensée derridienne de la trace, du différé, de la différance. Cette dette est d’ailleurs explicitement reconnue dans «Freud et la scène de l’écriture»: Que le présent en général ne soit pas originaire mais reconstitué, qu’il ne soit pas la forme absolue, pleinement vivante et constituante de l’expé- rience, qu’il n’y ait pas de pureté du présent vivant, tel est le thème, formi- dable pour l’histoire de la métaphysique, que Freud appelle à penser à travers une conceptualité inégale à la chose même. Cette pensée est sans doute la seule qui ne s’épuise pas dans la métaphysique ou dans la science3. La « différance» derridienne n’est pas le délai que s’accorde une cons- cience ou l’ajournement d’un acte. Elle est originaire au sens où elle efface le mythe d’une origine présente. La mémoire est, depuis Freud, représentée par des différences de frayages et il n’y a pas de frayage pur sans différence. La Verspätung freudienne, l’à-retardement, est irréducti- ble non seulement dans l’inscription des traces subjectives mais aussi dans l’histoire de la culture et des peuples, comme il est montré dans L’homme Moïse et la uploads/Litterature/ derrida-freud-lacan-major.pdf
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- Publié le Dec 02, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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