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1 «Les mots sont partout, dans moi, hors moi (…), impossible de les arrêter, impossible de s’arrêter, je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des autres (…), je suis tous ces mots, tous ces étrangers, cette poussière de verbe, sans fond où se poser, sans ciel où se dissiper.»1 Ce tourbillon de mots tel que décrit par Beckett illustre bien la continuité d’un tissu langagier qui inexorablement, nous enrobe, mêlant, dans une indistinction fondamentale, ce que nous croyons être nos mots à ceux des autres en passant par les choses nommées. Ni socle originel ni finalité atteignable pour cette parole dispersée, poussière en suspens dont la dissémination ne peut être que l’unique mode opératoire. Cette inéluctable mouvance du langage, ces éphémères liaisons de signes et perpétuels renvois, voilà qui nous amène vers ce que Jacques Derrida nomme la «différance» ou système généralisé de traces constitutif du mouvement de la signification . C’est ainsi que «chaque élément dit ̏ présent ̋ , apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur».2 L’inscription dans le système différentiel entraîne un brouillage temporel par rapport à certaines de nos pré - schématisations : le présent n’est qu’illusion , le passé n’ayant jamais été présent et l’ ̏ a- venir ̋ ne pouvant jamais être la «production ou la reproduction dans la forme de présence.»3 Disloquée, chimérique, la ̏ présence ̋ apparait alors indissociable des signes qui l’enrobent et la portent , suppléant à son absence . D’emblée aspiré par le tourbillon différentiel , par cette ̏ archi -écriture ̋, le signifié transcendantal se voit destitué de sa fixité première, entraînant dans sa chute l’assise théorique du logocentrisme ou métaphysique de la présence. La transcendance du sens se trouve bien évidemment mise à mal, celui-ci ne pouvant plus alors se définir comme une «essence rigoureusement indépendante de ce qui la 1 Samuel Beckett, L’Innommable, p. 166 2 Derrida, «La différance», Marges, p. 13 3 Ibid. p. 22 2 transporte».4 La déconstruction derridienne est alors inséparable d’un travail sur les textes littéraires, traquant, dans les ̏ marges ̋, les non-dits, omissions et simulacres qui illustrent la profonde crise de la discursivité affectant notamment la sphère philosophique. Qualifiée de «passion» autant que «d’énigme sans fond» par Derrida, la littérature constitue en effet un précieux outil pour l’approche déconstructiviste : les textes littéraires sont en effet dotés d’une «structure bifide»5, les termes présentés, avoués, exhibés de manière manifeste, recèlent en même temps une certaine part d’ambivalence, d’indécidabilité. Ces ̏ indécidables ̋ sont autant de symptômes qui viennent ébranler l’apparente limpidité univoque de la langue, le travail de l’écriture n’étant alors plus apparenté à un «éther transparent» mais à un mécanisme qui oppose une résistance, «reste, résiste, existe et se donne à remarquer.»6 La poésie apparaît, à ce titre, particulièrement révélatrice de cette essence spectrale des jeux langagiers. Le poète est, en effet, défini par Derrida, comme étant «celui qui laisse le passage à des événements d’écriture qui donnent un corps nouveau à cette essence de la langue».7 L’ébranlement du sens de l’être comme présence passe ainsi par une analyse incontournable de ce «presque rien de l’imprésentable»8, trop souvent passé sous silence et qui illustre la marche assurée d’une différance ayant toujours déjà commencé. La poésie mallarméenne dans laquelle «les blancs assument l’importance», axée non sur un travail descriptif mais sur l’évocation syntaxique de l’effet, revêt, pour Derrida, un intérêt tout particulier. Le halo d’ ̏ indécision ̋ qui entoure les vers inaugure une rupture avec «tout sens (thème signifié)» ainsi qu’avec «tout référent (la chose même ou l’intention, consciente ou inconsciente de l’auteur)».9 Devant les yeux du lecteur, ne se trouve qu’un «ceci- un écrit», parfois déroutant mais faisant signe vers une absence, maîtresse silencieuse 4 Derrida, «Mythologie blanche», p. 273 5 Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie, p. 43 6 Ibid., «Mallarmé» in Tableau de la littérature française, p. 371 7 Ibid. «La langue n’appartient pas», Europe, janvier-février 2001, p. 90, cité par Michel Lisse, «La littérature, cœur de la déconstruction», Magazine littéraire, n°430, avril 2004 8 Ibid., Points de suspension, p. 88 9 Derrida, «Mallarmé», p. 375 3 autour de laquelle s’organise le poème. Au sein de «l’espace qui isole les strophes et parmi le blanc du papier», s’érige l’«armature intellectuelle du poème».10 Réfutation du Présent, travail du signe, chaînes de substitution et renvois sans fin, espacement, «disparition élocutoire du poète» qui désormais «cède l’initiative aux mots»11, on comprend aisément qu’un rapprochement entre le défenseur de la déconstruction et le poète qui se déclare «profondément et scrupuleusement syntaxier», ne puisse être qualifié d’artificiel. C’est donc un examen précis et détaillé de la présence mallarméenne dans l’œuvre de Jacques Derrida que nous nous proposons de mener à bien. Bien entendu, une telle tâche n’est pas sans soulever un certain nombre d’écueils aussi bien théoriques que méthodologiques. La première difficulté concerne l’attribution quelque peu paradoxale d’un titre à notre recherche. Si l’on suit en effet la démarche derridienne, «intituler un texte est un événement, un coup de force qui lui donne sa loi et en fait une institution.»12 Le titre devrait donc cadrer notre réflexion en même temps qu’il énonce une promesse de remplir les objectifs mentionnés. Mais déjà un problème surgit. Il concerne le terme de «présence» : Mallarmé est-il en effet «présent» dans l’œuvre de Derrida? La réception du poète par le défenseur de la déconstruction est bien sûr documentée. On pense notamment à la «Double Séance», texte centré autour de l’analyse derridienne des «indécidables», «hymen» et «blanc» ou encore à l’article consacré à Mallarmé dans Tableau de la littérature française. Une simple analyse de ces deux textes, bien que nécessaire, apparaîtrait cependant assez réductrice tant la parenté entre nos deux penseurs excède les simples occurrences textuelles explicites. Effectuer un rapprochement sur la base d’une analyse thématique rigoureuse soulèverait également d’autres difficultés, étant donné que «la diacriticité traverse le texte de part en part», interdisant par là «tout noyau thématique» mais «seulement des effets de thèmes qui se donnent pour la chose même ou le sens même.»13 À peine posé, notre titre, 10 Mallarmé, Sur Poe, cité par Pierre Campion, Mallarmé, poésie et philosophie, PUF, Paris, 1994, p. 11 11 Ibid. Crise de vers, p. 366 12 Derrida - «Préjugés - Devant la loi», in La faculté de juger, Minuit, Paris, 1985, p. 118-119 13 Derrida, «La double séance», p. 306 4 cadre dans le sens du parergon, caractérisé à la fois par une certaine hétérogénéité vis-à-vis du texte mais ne pouvant s’extraire du «hors-texte», semble donc échapper à toute saisie univoque de la problématique. En essayant d’éviter de se fourvoyer dans le piège d’un «titre qui parlerait trop haut»14, la «présence» mallarméenne sera plutôt analysée en terme d’une «dette» que Derrida contracte à l’égard du poète. Le texte, obéissant à un inéluctable cheminement de «destinerrance» circule d’auteurs en lecteurs, «ouvert à l’altérité générale de sa destination»15, en perpétuelle attente de contresignatures, dans l’attente à jamais différée d’une unité enfin restaurée. Il s’agira donc d’analyser la réponse de Derrida à l’appel du texte mallarméen sachant bien que celui- ci demeure pourtant «immaîtrisable et inassimilable, irréductible à toute appropriation.»16 Analyser Mallarmé à travers le prisme derridien revient à reconnaître le caractère fondamental de la lecture, à la fois «constituée par le texte et constituante du texte.»17 À l’instar de Jean-Luc Nancy, il serait intéressant de souligner ainsi l’importance des «mains tenants» le livre grâce auxquelles le «maintenant du sens s’articule, se répète et met en jeu.»18 De la même manière, notre «main tenant» les textes nous amène bien évidemment à reconnaître notre profonde dette envers Derrida et Mallarmé dans les traces desquels se situe notre étude tout en espérant la pertinence de notre contresignature, tâche qui s’annonce éminemment ardue. 14 Mallarmé, «Appuyer selon la page, au blanc qui l’inaugure son ingénuité à soi, oublieuse même du titre qui parlerait trop haut» cité par Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, p. 183 15 Geoffrey Bennington, Derrida, p. 56 16 Ginette Michaud et Georges Leroux, «Présentation : Jacques Derrida : la lecture, une responsabilité accrue» p. 7 17 Pierre Campion, op.cit., p. 63 18 Jean-Luc Nancy, «Sens elliptique», p. 328 5 «Hermétisme» : fuite du sens et insurmontable approximation langagière -La «cryptophilie» inhérente à la déconstruction La compréhension de cette contresignature derridienne au texte mallarméen s’articulera autour de l’épineuse question de l’«hermétisme» dans l’écriture, reproche dont nos deux auteurs firent l’objet. Au premier abord, cette «obscurité» sémantique et syntaxique peut apparaître comme une subalterne question de style, une volonté affectée de se distancer d’une masse de lecteurs peu avertis ou scrupuleux. Cette démarche ne s’inscrit- elle pas cependant dans une impossibilité plus fondamentale de traduire un sens perpétuellement fuyant, englué dans une insurmontable approximation langagière à laquelle il se trouve inextricablement mêlé? Le vers, «complément supérieur», est cet outil qui, pour Mallarmé, uploads/Litterature/ derrida-mallarme-projet-de-these.pdf

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