D o s s i e r L E S É C R I T U R E S SCIENCES DE L’HOMME ET DE LA SOCIÉTÉ •n°

D o s s i e r L E S É C R I T U R E S SCIENCES DE L’HOMME ET DE LA SOCIÉTÉ •n° 60 3 d é c e m b r e 2 0 0 0 I l y avait une fois des peuples “sans écriture”. On les appelait ainsi. Manière plus courtoise de désigner ceux qui avaient longtemps porté l'étiquette de “peuples non civilisés”. D'une désignation à l'autre, - c'était dans les années cinquante -, pouvait-on vraiment faire état d'une “constatation de fait”, alors que l'ethnographie n'avait accordé qu'une attention fort distraite à tant de systèmes graphiques disséminés entre plusieurs continents ? Les “sans écriture” ne pouvaient être que “non civilisés” ; sans aucunement préjuger de leur aptitude à connaître les bienfaits de la Civilisation. “Sans écriture” : là, le doute n'était pas permis, ces peuples étaient “sans histoire”. Les Lumières l'avaient découvert, le XIXe siècle en avait fait une certitude. C'était hier, dira-t-on. Oui, mais c'est encore aujourd'hui un principe fondamental dans les partages disciplinaires de l'Europe et de ses ministères de l'Éducation souvent dite Nationale. Tout enfant scolarisé apprend très tôt que l'Histoire, la science historique, commence avec les témoignages enregistrés, les documents des archives, donc avec la mise en écriture. Il n'est naturellement d'histoire que de sociétés civilisées et de leurs états anciens. L'historien en herbe trouve ainsi confirmation de ce qu'il sait intuitivement depuis la maternelle et la maison paternelle, s'il est doté de l'une et l'autre. L'Histoire, science et discipline, n'est concernée que par des sociétés de l'écriture. La “Nouvelle Histoire” ou les différentes “New History” y sont restées fidèles, quelles que soient les orientations épistémologiques : connaissance des hommes dans le temps, savoir du changement, représentation du passé. Un philosophe contemporain qui pense volontiers pour les historiens a écrit plusieurs volumes sur l'opération historiographique, sans avoir jamais besoin de faire entrer dans sa réflexion des formes et des pratiques d'historicité de ces sociétés reconnues comme “sans histoire”, hier et donc aujourd'hui. Dans l'oubli des autres, il y a place, une place immense, pour la Chine, avec ses millénaires d'histoire, d'historiens, de modèles d'historicité. Même silence pour le monde arabe et tous les dits naguère “sans écriture”. C'est entendu : nul ne peut tout lire ni tout savoir. La Chine est un autre monde, il y a tant de cultures dans nos bibliothèques. Le problème n'est pas là : c'est que l'épistémologue s'en tienne à l'auto définition de notre “savoir historien”, universitaire ou para-universitaire, - c'est le même en l'occurrence -, qui respecte pieusement le partage implicite mais fondateur entre “sociétés pour historiens” et “sociétés pour ethnologues”. Il faut bien que les anthropologues s'occupent de quelque chose, sinon comment assurer la discipline entre les disciplines ? On sait que les universités européennes ont réservé à l'ethnologie des strapontins et même quelques chaises pliantes. Avec ou sans écriture ? § D o s s i e r L E S É C R I T U R E S SCIENCES DE L’HOMME ET DE LA SOCIÉTÉ •n° 60 Le grand partage, “avec” ou “sans” écriture ou histoire, est-il, quand même, en train de s'effacer ? Il faudrait le souhaiter. Mieux, il serait temps d'y travailler. Car, d'évidence, la distance entre les sociétés pour historiens et les autres doublement démunies est profondément inscrite dans le sens commun. Qui est une culture tenace, on le sait. En somme notre inconscient historique nous susurre : Nous avons l'écriture, Ils ont la tradition. Cela pourrait être une manière noble de saluer de loin les pauvres “sans histoire”. A cet égard, l'œuvre épistémologique de Paul Ricoeur est exemplaire, quelles que soient par ailleurs ses vertus. Avec ou sans : ce partage souterrain me semble introduire directement à la problématique qui a découvert le plus grand nombre de questions nouvelles autour de l'écrit, de ses pratiques, des modèles d'écriture et de leurs effets possibles dans une série très large de sociétés humaines. Paradoxalement, dans le monde occidental qui se flatte d'avoir joui si longtemps et de la civilisation et de ses indispensables écrits, le problème de l'écriture apparaît comme une question neuve, formulée entre les années 60 et 80. Elle vient de l'anthropologie. Certes, il ne s'agit pas de l'analyse des abécédaires, du passage du rouleau au codex, non plus que de la chronologie des systèmes syllabaires entre ici et là, toutes activités qui font à juste titre l'orgueil des philologues et des historiens. Profitant de leur compétence initiale dans des sociétés qui ne semblaient pas avoir cultivé autant que les autres les ressources des systèmes graphiques, les anthropologues, ou du moins certains d'entre eux, se sont demandés quelles transformations l'entrée dans l'écrit avait pu produire et dans l'organisation sociale et dans l'institution de certains savoirs. Pour être plus précis, c'est un anthropologue curieux des formes de mémoire dans des sociétés dites traditionnelles qui a voulu observer les effets possibles de l'écriture sur des formes de pensée et des types de structure sociale. The Domestication of the Savage Mind, publié en 1977 par Jack Goody, a inauguré des enquêtes qui sont aujourd'hui largement engagées par une série de chercheurs, de par le monde. Dès le départ, Jack Goody a voulu mettre en perspective des configurations culturelles distinctes dans le temps et dans l'espace : l'Afrique de l'Ouest, l'Orient ancien et l'Europe médiévale. Il a agi en anthropologue. C'était le moyen le plus efficace pour mettre en question les données immédiates de l'écriture qui nous est familière à la fois dans ses données matérielles, dans ses techniques et avec son horizon intellectuel. N'est-ce pas plus intéressant d'appréhender chaque support dans la singularité d'un choix et d'une orientation possible ? L'écorce de bouleau n'est pas une pierre inscrite, mais ne peut-elle vraiment fonder un espace public ? Une tablette 4 d é c e m b r e 2 0 0 0 D o s s i e r L E S É C R I T U R E S SCIENCES DE L’HOMME ET DE LA SOCIÉTÉ •n° 60 de bronze ou d'argile n'est pas une feuille de papyrus, ni un assemblage de minces lamelles de bambou collées les unes aux autres, mais rien encore n'assigne à celle de bronze de disparaître, ni à celle d'argile de proliférer dans la maison des tablettes. L'écran de nos ordinateurs qui dévore aujourd'hui sous nos yeux des bibliothèques entières nous fait assister à une révolution matérielle et technologique, oui, inouïe par sa vitesse et sa diffusion à l'échelle de plusieurs continents, en quelques années. Ici aussi, il y a des “scribes”, des techniciens qui maîtrisent et développent la haute technologie de nos iBook. Il y a un environnement économique, des rapports politiques qui orientent cette révolution. Avant de monnayer une catégorie comme celle de “maître de l'écrit”, il convient au comparatiste de se rappeler que dans l'histoire il y a eu des États centralisés avec une administration complexe et des capacités de compter et de calculer, mais qui n'avaient ni système d'écriture unifié, ni scribes-administrateurs. Pour produire de grands effets sociaux et intellectuels, il n'est pas nécessaire qu' il y ait autonomie de la chose graphique ou écrite. L'art de comparer est d'abord celui de poser des questions. Comment l'écriture acquiert-elle une autonomie ? en quels contextes ? de quelle autonomie s'agit-il ? de quelles valeurs va-t-elle nourrir son prestige ? comment va-t-elle exercer son pouvoir ? Les Brahmanes qui ont longtemps géré de grands ensembles textuels n'ont jamais assumé un rôle d'intellectuels, ni de lettrés à la manière grecque à l'entour de la Bibliothèque d'Alexandrie. D'abord, ils étaient et sont encore illettrés, ensuite ils habitaient une culture qui considérait l'écriture comme suspecte, dangereuse et, pour tout dire, méprisable. La Maison des tablettes avec son système de formation, son terrain de réflexion sur les ressources des signes écrits avec lexiques et dictionnaires propose au Proche-Orient un ensemble culturel, tout différent de celui des minuscules cités grecques où le scribe, à peine entrevu, s'efface devant le pédagogue privé apprenant à qui veut, pour une poignée de dollars, à lire et à écrire, alors qu'il faut des années d'apprentissage pour le sumérien et l'akkadien. Imaginons un scribe crétois, perdu dans la montagne, à la fin du VIe siècle avant notre ère, en quête d'un contrat royal que lui offrirait une petite cité, totalement inconnue, mais qui aurait entrevu la puissance prochaine de la chose écrite, où, comment, nous ne le saurons jamais. Cela devient une vision extraordinaire si nous la projetons sur grand écran en plaçant, dans un angle, des spécialistes de l'écriture à l'époque des Zhou de l'Est (770 - 250 av. J.-C.), des scribes qui régissent la vie culturelle, économique et 5 d é c e m b r e 2 0 0 0 § D o s s i e r L E S É C R I T U R E S SCIENCES DE L’HOMME ET DE LA SOCIÉTÉ •n° 60 politique, et, dans un autre angle, le scribe de caste, méprisable et méprisé par les hautains Brahmanes, uploads/Litterature/ detienne-marcel-les-peuples-sans-ecriture.pdf

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