Friedrich Nietzsche Document Rhétorique et langage" Textes traduits, présentés
Friedrich Nietzsche Document Rhétorique et langage" Textes traduits, présentés et annotés par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy PRÉSENTATION Tout ce qui, dans une science, a une portée vraiment générale ne se rencontre plus que par hasard ou bien fait totalement défaut. L'étude du langage sans la stylistique ni la rhétorique. (Nietzsche, le Philosophe comme médecin de la civilisation, 1873, Musarion VI, p. 69.) A. On soupçonne, depuis quelques années surtout, l'importance décisive, dans la pensée de Nietzsche, de la question du langage. Ce n'est pas qu'auparavant on ait pu tout à fait l'ignorer, puisqu'elle traverse l'œuvre entière, qu'elle ne cesse de se poser de toutes les manières possibles et avec une insistance de plus en plus marquée jusqu'aux derniers textes. Mais sans doute ne voyait-on pas toujours quel en était l'enjeu précis et on ne pensait certainement pas à lui faire le sort qu'on serait tenté de lui faire aujourd'hui, — où il s'en faut de bien peu qu'on n'ait pas encore essayé de lire « systématiquement » Nietzsche à partir de cette unique question. Ce n'est pas le lieu de retracer ici, même allu- sivement, une histoire des interprétations de Nietzsche. Il s'agit simplement de remarquer qu'on n'a jamais été très attentif au travail proprement philologique de Nietzsche, du moins quand il concerne, en apparence, autre chose que la tragédie grecque; ou même, ce qui est peut-être plus grave, qu'on n'a jamais su dépister nettement l'ancienneté, le caractère « initial » de ce thème du langage dans la pensée de Nietzsche. Il y a ici comme une étrange et paradoxale conjonction de la piété historisante et de la virtuosité des sur- vols. D ne serait pas sans intérêt d'en étudier les raisons. Et peut-être s'apercevrait-on assez vite que Nietzsche lui-même n'est pas tout-à-fait innocent de cet « oubli »; ce qui ne manquerait pas de poser des problèmes insurmontables... Toujours est-il que ni les commentaires (même les plus scrupuleux), ni les éditions actuellement disponibles (surtout en France, évidemment, mais il y aurait beaucoup à dire sur les éditions allemandes classiques) ne permettent de se faire une idée précise du travail que Nietzsche a pu faire, dans ses années d'étude et d'enseignement, autour de ses travaux scientifiques et de ses premiers livres, sur la question du langage. — Bien entendu, dans ces conditions, il n'était guère possible d'entreprendre quoi que ce soit d'exhaustif. Nous nous sommes simplement proposé de combler une lacune parmi d'autres. Mais nous avons bien conscience qu'il resterait beaucoup à faire. Nous avons choisi en fait de grouper un certain nombre de textes autour du thème, * Ce titre général n'est pas de Nietzsche. 100 Friedrich Nietzsceh limité, de la rhétorique. Il y avait d'abord à cela deux raisons immédiates : d'un point de vue tout négatif, les textes que Nietzsche a consacrés, par exemple, au rapport de la musique et du langage sont en général mieux connus et plus largement publiés; et d'autre part, si l'on peut considérer à bon droit que les ébauches groupées sous le titre du Livre du philosophe sont essentielles pour la connaissance de la réflexion nietzschéenne sur le langage, il faut reconnaître qu'elles sont pratiquement illisibles sans l'appoint du travail universitaire accompli par Nietzsche à la même époque (le cours sur la rhétorique avant tout) et même des notes multiples accumulées depuis de longues années sur le problème de l'origine du langage, de son essence artistique, de son rapport à la connaissance, etc. Il nous a donc paru important de présenter, tel du moins qu'il a été édité, le cours que Nietzsche a consacré à la rhétorique en 1872, et de lui joindre quelques fragments propres à en éclairer les intentions. C'est évidemment une solution de fortune. H faudrait lire, au moins, l'ensemble des cours prononcés entre 69 et 78, puisque tous (ou presque) touchent à la question du langage, — en particulier les cours d'introduction à la philo- logie, le cours sur la Rhétorique d'Aristote (qui n'a toujours pas été publié), ceux sur la rythmique et la métrique grecques, sur la littérature grecque, etc. (On trouverait d'ailleurs dans les cours sur la littérature grecque, sur la rythmique, ou sur Platon, plusieurs réfé- rences à la rhétorique elle-même.) Il faudrait lire aussi — par exemple pour le thème d'une « actualité de la rhétorique » face à la culture du livre et du journal — les conférences sur l'avenir des institutions universitaires (1872) et les esquisses sur Bayreuth de la même année. Il reste à indiquer, et ce n'est pas le moins instructif, que ce cours sur la rhétorique n'est pas « de Nietzsche », au sens où l'entendrait une critique soucieuse du propre, qui met la recherche des « sources » au service des droits d'auteur. Crusius, l'éditeur des Philologica de l'édition Kröner, dit par litote que « Nietzsche (dans ce cours) emprunte la route en quelque sorte officiellement balisée et confirmée ». C'est bien le moins que l'on puisse dire. Dans sa presque totalité, ce texte est purement et simplement recopié sur quelques ouvrages (récents à l'époque pour la plupart) dont Nietzsche, par « collage » si l'on peut dire, fait un amalgame judicieux. Il s'agit avant tout des livres de Volkmann et de Gerber, mais aussi des travaux de Spengel et, pour le cours sur l'histoire de l'élo- quence, de Blass. Sur ces ouvrages et sur leur mode d'utilisation, on trouvera les indi- cations nécessaires à la fin de cette présentation et dans nos notes. On voit donc s'ébaucher ici un travail surprenant qui tient à la fois de la copie, du prélèvement, du commentaire, du « détournement » (il faut reprendre, dit Nietzsche à Rhode dans ces mêmes années, « ce qui peut nous servir ») et qui n'est peut-être pas autre chose que la répétition à laquelle Nietzsche a su l'un des premiers que nous étions voués. Bien entendu, il faut faire la part des exigences de l'enseignement (du moins en est-il encore question pour Nietzsche à cette époque). Ce ne sont après tout que des notes prises en vue d'un cours : il s'agit d'y consigner les exemples, les références, les citations que la mémoire risque de ne pas pouvoir lui restituer au moment voulu. Mais cela n'explique ni les choix opérés, ni la réorganisation des textes qui n'est en rien une réduction (il suffit de comparer le travail de Nietzsche sur le livre de Volkmann avec le résumé que Volkmann a fait lui-même de son ouvrage en 1885, — in Griechische und lateinische Sprachwissenschaft, 2 e volume du Handbuch der klassischen Altertumswissens- chaft, ouvrage collectif publié chez Beck à Nördlingen). Cela n'explique pas non plus la façon dont Nietzsche malmène les exemples, l'érudition. Ni surtout l'accentuation systématique de tous les motifs philosophiques et le soin qu'il apporte à écrire, brusque- ment, ce qu'il sait toucher à l'essentiel (esquisses du genre de celles que l'on retrouve ailleurs, par exemple dans le Livre du philosophe). L'œuvre de Nietzsche, on le sait, fait problème au point que le concept d'œuvre risque bien de ne plus lui convenir : la fragmentation, les inachèvements, la masse énorme de ce qui n'a pas été publié, — mais aussi une pratique incessante de l'écriture tendent à effacer les limites où l'on croit d'ordinaire pouvoir enfermer les livres. Rhétorique et langage 101 Mais avec ces textes c'est encore un autre effacement qui affecte une autre limite : non plus celle qui traverse les écrits de Nietzsche en séparant ce que nous nommons « fragments » et ce que nous considérons comme « œuvres », mais celle qui partage ce qui est de Nietzsche et ce qui ne l'est pas, l'original et la copie, bref, qui distingue des « auteurs » là où le texte, on le voit, est identique. Mais ce n'est pas sans doute la pure et simple annulation de toute différence. Ne s'agirait-il pas plutôt de cette autre différence par laquelle la copie déforme inévitablement ce qu'elle recopie — une écriture ne s'identifie jamais à une autre —, par laquelle précisément a commencé à se creuser l'écart que Nietzsche a tenté d'introduire dans tout le texte de la philosophie? B. Les éditions utilisées. Afin d'alléger les mentions ultérieures, on indique ici les éditions de Nietzsche qui ont été utilisées : 1. Friedrich Nietzsche, Werke, Leipzig, Druck und Verlag von C. G. Naumann, vol. X, 1896, pour les textes intitulés Cicéron et Démosthène et Lire et écrire. On indi- quera : Naumann. 2. Nietzsche's Werke, Leipzig, Alfred Kröner Verlag, vol. XVII, XVIII, XIX, 1912- 1913 ( = Philologica 1, 2, 3). Les deux premiers textes présentés ici (Cours de rhétorique; fragment du cours sur l'histoire de l'éloquence) se trouvent dans le vol. XVIII, auquel renverra la seule mention Kröner. Le texte De Vorigine du langage est donné en appendice du vol. XIX. 3. Nietzsches gesammelte Werke, München, Musarion Verlag, vol. V, 1922 ( = Vor- lesungen 1872-1876). Les mêmes textes y sont (avec d'autres) reproduits sans modifi- cation d'après l'édition précédente. On y renverra par : Musarion. 4. Friedrich Nietzsche. Werke uploads/Litterature/ nietzsche-rhetorique-et-langage.pdf
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- Publié le Fev 08, 2022
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