Écrivains entre deux langues: un regard sur la langue de l’autre M. Carmen MOLI

Écrivains entre deux langues: un regard sur la langue de l’autre M. Carmen MOLINA ROMERO Universidad de Granada Jetés dans le monde doublement étranger de l’exil et de la langue autre, des enfants chassés d’Espagne par la guerre civile deviendront un jour des écrivains en langue française. Le choc que la langue française suppose pour ces jeunes hispanophones secoue à jamais leur conscience linguistique. Des écrivains tels que Jorge Semprun, Michel del Castillo, Adélaïde Blasquez, Rodrigo de Zayas ou Jacques Folch-Ribas possèdent une perception plurilingue qui parle surtout de l’écart des langues. Ces écrivains bilingues, toujours aux marges des langues, sont conscients de leurs frontières et de leurs différences ; ils parcourent de manière spéciale cet espace blanc autour du texte, de la langue et du langage. Tout en écrivant en français ces auteurs d’origine espagnole se tiennent à l’écoute des langues aussi bien de l’espagnol que du français. Il y a chez eux une certaine manière d’entendre et de voir la langue française : muette, délicate, ambiguë elle est analysée par l’entremise d’une langue étrangère. La plupart de ces auteurs accueillent, à l’intérieur de leurs romans, l’espagnol comme une voix primaire qui devient elle-même une matière narrative. Tous ces auteurs ont fait une réflexion plus ou moins importante sur la langue maternelle qui vient prendre une place à l’intérieur de la fiction. La langue maternelle, l’exil, l’enfance deviennent les principales clés d’une thématique de la mémoire. Le contact de langues, les commentaires métalinguistiques et culturels ou les problèmes de traduction habitent ces écritures hantées par la polyphonie de l’autre langue. Les mots, les expressions prennent un sens tout nouveau sous leurs plumes, ils se chargent de toute leur force linguistique et idiomatique. Nous allons considérer la part que ces auteurs font à la langue maternelle dans leurs fictions et à son contraste avec la langue d’expression qu’ils ont choisie. La scission linguistique est vécue comme un désaccord vocal qui leur fait percevoir lucidement les différentes nuances du mot langue. Langue qui se dédouble non seulement d’après le concept saussurien en langue (code abstrait) et parole, mais aussi langue en tant qu’idiome. Ce dernier enjeu apporte de nouveaux aspects qui enrichissent l’écriture d’une sève nouvelle: la langue se dédouble alors en langue maternelle et langue seconde, provoquant ainsi le contact de langue et l’interférence ; en tant que forme et substance, elle nous attache à son aspect phonétique et à sa manière particulière d’appréhender du monde. La langue se déploie pour ces auteurs dans toute son épaisseur, matière ductile et vivante qui nous exprime et nous comprime dans les bornes d’une réalité qu’elle exprime à sa manière. La réflexion de ces auteurs sur la langue, les langues et le langage est plus qu’un lieu commun, elle devient une réflexion linguistique et métaphysique obligée sur la capacité orale de l’être humain. Jean Tena insiste sur l’apport linguistique et culturel de ces auteurs qui, nous dit- il, « semblent avoir une sensibilité et une faculté d’émerveillement tout à fait caractéristique des écrivains bilingues. D’où le goût du jeu de mots, une recherche du M. Carmen MOLINA ROMERO 559 terme pittoresque vieilli ou rare » (Tena, 1994 : 57). Ce critique signale l’utilisation volontaire du calque sémantique et linguistique, mais il souligne surtout leur contribution culturelle à travers des références à une certaine littérature espagnole peu connue des Français. De la simple citation en espagnol, isolée par les italiques ou les guillemets jusqu’au sabir résultant de l’hybridation de deux langues, en passant par toutes sortes d’emprunts, le pérégrinisme joue un rôle clé dans leurs œuvres de fiction. Nous tenterons dans notre analyse de cerner ce phénomène à double face de ces récits en français qui nous parlent de l’Espagne. Ils proposent une « image de l’Espagne à la fois intériorisée au niveau du vécu et distancée par une langue et une écriture autres » (Tena, 1994 : 58). Jeux donc de forces centripètes et centrifuges entre le contenu et la forme de ces fictions. L’aspect linguistique et langagier produit un effet centrifuge et d’étrangeté qui réfléchit aussi sur lui-même. Ce genre d’auteur bilingue pose un regard attentif sur la langue. Ses facettes se montrent à lui de manière plus évidente : il confronte le système de la langue à son autre, et par là même interroge son identité. Sa sensibilité, plus à vif, s’écorche aux contours de l’autre langue dans laquelle sa pensée continue de se forme malgré lui. Bilinguisme réel ou hérité par le sang, qu’ils doivent à un moment ou à un autre, depuis une instance narrative ou une autre, affronter, contourner ou concilier. D’après l’attitude qu’ils prennent face aux différents aspects de la langue que nous venons d’évoquer nous pouvons classer ces écrivains en plusieurs groupes. Leur comportement linguistique au moment de citer l’autre langue vient déterminer, en quelque sorte, un clivage du moi où identité et altérité sont ressenties à travers la double langue. Le pérégrinisme ou « étrangisme » est non seulement un élément obligatoirement présent dans les romans des auteurs exilés, mais c’est aussi un procédé littéraire qui révèle ce passage plus ou moins conflictuel entre une langue apprise et la langue de l’enfance. 1. La double dualité. Ce phénomène caractérise les écrivains qui sont hantés par l’interférence et le contact des langues. L’espagnol reste non seulement une langue maternelle pour eux mais aussi un langue qu’on parle, qui jaillit spontanément à ces moments où il faut exprimer la colère, la surprise ou les autres sentiments. On peut classer L’Algarabie de Jorge Semprun et Le Bel exil d’Adélaïde Blasquez dans ce registre. L’hispanisme devient la figure clé dans ces romans, aussi bien pour secouer la langue française et lui donner un écho particulier, que comme une prise de possession de l’autre langue où l’espagnol « entre à sac » pour la saccager, la bouleverser. Dans L’Algarabie de Jorge Semprun, le plurilinguisme conduit à Babel et à la confusion de langues. Ce titre qui semble vouloir naturaliser un mot espagnol n’est qu’un hispanisme, un croisement hybride de deux langues, annonçant que le roman n’est pas écrit seulement en français. En effet, la voix narrative fait jouer un rôle-clé à l’espagnol et au contact de langues. La plupart des personnages sont des émigrés politiques qui, la veille de la mort de Franco, tiennent encore un discours utopique bercé par leur langue contaminée. Retranchés derrière leurs idées périmées, ils donnent libre cours à l’interférence et s’expriment dans une langue hybride à mi-chemin entre le français et l’espagnol. Ce roman possède un corpus en espagnol considérable, composé d’unités idiomatiques dénotant la peur, la colère, la joie... auxquelles s’ajoutent des réflexions linguistiques et culturelles d’un narrateur métèque lui aussi. Il s’agit d’un Écrivains entre deux langues: un regard sur la langue de l’autre, pp. 558-569 560 récit polyglotte et polyphonique centré sur le langage, à tel point qu’on peut affirmer que la véritable histoire ne sont pas les péripéties de l’argument mais l’importance de la voix narrative multilingue et verbeuse, gonflée de commentaires, traversée par l’autre langue, qui ne cesse de croître et engloutit tout autour d’elle. Sans doute le bilinguisme, au niveau de la création d’auteur, échappe aux règles du bilinguisme courant, et surtout déjoue les règles policières de l’interférence et du calque. Cette pénétration de l’espagnol dans le français est vue par le narrateur tantôt comme une provocation tantôt comme un enrichissement de la langue française. Malgré ces jeux linguistiques nous ne devons pas oublier que le bilinguisme littéraire est soumis à d’exigeantes contraintes et que les écrits de ces auteurs francisés, soupçonnés en permanence, sont soigneusement examinés par les puristes. Chez eux, la langue est en permanence en surveillance d’elle-même. Nous classerons également Adélaïde Blasquez dans ce même groupe linguistique. Son écriture, dans Le Bel exil, vient du côté de l’amour fou : il s’agit d’un testament espagnol, allemand et français, le testament de l’exil, les confessions d’une mère à sa fille pour lui restituer la mémoire familiale. Elle doit conjuguer deux romantismes adverses : le germanisme et l’hispanisme par rapport à une troisième langue qui est devenue la sienne, le français. Née d’une mère bavaroise et d’un père castillan son choix porte d’abord vers ces deux langues. Elle opte pour la seconde à l’exclusion de la première. Sorte de marrane ou « conversa » elle tente d’occulter soigneusement ses origines, d’effacer « le moindre relent de germanisme ». La schizophrénie de son cerveau bilingue crée très tôt une image manichéenne des langues qui rappelle, sans doute, celle de Michel del Castillo. Pour Adélaïde Blasquez l’espagnol c’est la voix de l’enfance, mais surtout la voix du cœur et des sentiments qui exprime aussi bien l’intimité que l’ineffable. Le français, langue d’une exigence inouïe, est la langue de l’intellect, de l’ordre et de la clarté de sa pensée. Cette romancière possède une sensibilité linguistique toute spéciale qui rend plus aiguë sa conscience langagière; elle se tient, comme Jorge Semprun, à l’écoute de la langue, de sa sonorité, de son vocabulaire, de sa syntaxe, de ces tournures idiomatiques qui montrent une uploads/Litterature/ dialnet-ecrivainsentredeuxlangues-4047466.pdf

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