Pierre Bourdieu - Le monde me comprend mais je le comprends - Sociotoile - Pier

Pierre Bourdieu - Le monde me comprend mais je le comprends - Sociotoile - Pierre Bourdieu - Le monde me comprend mais je le comprends Résumé Les fausses oppositions dans les sciences sociales (micro / macro, objectivisme / subjectivisme...) et les différences entre l'histoire et la sociologie (quant à la réception de leurs écrits, la relation entre les pairs...) Sociotoile Page 1/7 Pierre Bourdieu - Le monde me comprend mais je le comprends Roger Chartier : Il me semble que les sciences sociales - sociologie, histoire, anthropologie - sont à l'heure actuelle toutes tendues autour de la résolution possible d'un dilemme qui est peut-être largement un faux problème, entre ce qui les a dominées dans les années 60, c'est à dire les approches en termes de structures, de hiérarchies, de positions, de relations objectives, d'un côté, et puis, d'un autre côté, toutes ces tentatives qui, dans chacune de ces disciplines, peuvent prendre des formes différentes, s'attacher à des objets différents mais qui ont quand même en commun de restituer l'agent social, l'individu, la relation interpersonnelle. Il est clair qu'en histoire, après la grand dominante de l'histoire sociale qui visait à construire les hiérarchies objectives d'une société qu'on retrouvait à partir de données fiscales, notariales, agencées dans des catégorisations globales, on se porte maintenant vers des approches qui essaient de penser en termes du rôle du sujet : retour de la biographie, retour de l'intentionnalité ou bien d'utiliser des notions comme celle de communauté qui est devenue importante chez les historiens qui ne voulaient plus penser en termes de catégories socio-professionnelles ou de classes. Je crois que cette tension existe dans l'histoire. Je pense qu'elle existe aussi dans la sociologie. Dans le dernier livre que tu as publié Choses dites, un des interviews manifeste cette opposition que tu dis fausse entre l'approche structuraliste et toutes les autres qui ont quelque chose à voir avec la phénoménologie, qu'on les appelle interactionnisme, ethnométhodologie, etc. Il me semble que pour toi - c'est peut-être la piste de réflexion qu'on peut suivre dans cet entretien -, ce sont largement de faux problèmes et qu'il y a eu là une sorte de constitution des faits dans les sciences sociales héritée de l'histoire et en même temps ce sont des commodités qui permettent facilement de se distinguer : en se portant à un des pôles et en disqualifiant l'autre, on peut se donner à bons comptes une sorte d'originalité et de novation là où les autres sont qualifiés de « tradition ». Alors pourquoi tu penses que fondamentalement, ce sont là de faux problèmes ? Pierre Bourdieu : Il y a tout un écheveau de faux problèmes dans ce que tu viens de dire. D'abord, sur l'idée de fausses révolutions que tu as évoquée, si ces faux problèmes sociologiques, scientifiques se perpétuent, c'est parce que souvent ils s'appuient sur de vrais problèmes sociaux ou sur de vrais intérêts sociaux. Par exemple, comme tu l'as suggéré, je pense que la plupart de ces oppositions entre micro/macro, objectif/subjectif, aujourd'hui entre les historiens entre l'analyse économique et l'analyse politique, etc., sont des fausses oppositions qui ne résistent pas à 3 secondes d'analyse théorique mais qui sont extrêmement importantes parce qu'elles remplissent des fonctions sociales pour ceux qui les utilisent. Par exemple, le champ scientifique obéit malheureusement à des lois de changement tout à fait semblables à celui de la haute couture ou à celui du champ religieux ; c'est à dire que les jeunes, les nouveaux venus font des révolutions vraies ou fausses, des hérésies et ils disent : « Voilà, tous les vieux nous ont bassinés pendant 30 ans avec l'histoire économique à la Labrousse, la Braudel, on a compté les tonneaux dans le port de Lisbonne, etc. ; ça suffit. » Ou bien il faut compter autre chose, on comptera des livres ; comment compter des tonneaux sans trop s'occuper des livres. Ou bien on dit : « mais non, tout est dans le politique », etc. C'est comme dire que les robes sont trop longues et puis la fois d'après, trop courtes... L'intérêt des faux problèmes, c'est qu'ils sont éternels. En plus, ces faux problèmes, du point de vue de la science sont souvent enracinés dans des vrais problèmes politiques : individus et société, individualisme et socialisme, individualisme et collectivisme, individualisme/holisme, tous ces mots en « isme » absurdes, sans queue ni tête. Ces oppositions peuvent toujours être réactivées parce qu'elles ont quelque chose à voir avec l'opposition collectivisme, socialisme d'un côté et de l'autre libéralisme, etc. Et à travers ces adhérences souterraines, on peut réintroduire dans le champ scientifique des luttes Sociotoile Page 2/7 Pierre Bourdieu - Le monde me comprend mais je le comprends politiques. Or, l'autonomie du champ scientifique repose sur l'instauration de frontières contre ces faux problèmes. Par exemple, une position scientifiquement très faible peut-être renforcée s'il y a derrière des forces politiques. Dans une période de libéralisme avancé, les actions de tous les tenants d'une théorie absurde de l'homo economicus rationnel remontent. Bon, elles remontent dans certains lieux, pas dans la pratique scientifique mais elles remontent. Du coup, on peut faire une opération intellectuelle dans le champ scientifique à la faveur d'une conjoncture politique. Maintenant, pourquoi ces problèmes sont de faux problèmes ; une des oppositions majeures, c'est celle entre l'objectivisme et le subjectivisme. D'abord, c'est une idée de Durkheim, la sociologie est difficile parce que nous croyons tous être sociologues. Une des difficultés particulières de la sociologie - mais c'est la même chose de l'histoire - tient au fait que nous croyons avoir la science infuse ; nous croyons comprendre tout de suite et un des obstacles à la compréhension, c'est cette illusion de la compréhension immédiate. Une des manières de rompre avec cette illusion, c'est d'objectiver ; « il faut traiter les faits sociaux comme des choses » : il faut faire comme si Roger Chartier ou Pierre Bourdieu n'avait pas de subjectivité sans attacher d'importance à ce qu'il me dit de son vécu, à ses expériences mentales, à ses représentations. De tout ça je fais non seulement table rase mais je m'en méfie. J'appellerai ça « prénotions » chez Durkheim, « idéologies » chez Marx, sociologie spontanée, peu importe, je m'en méfie. C'est là qu'on va se servir de la statistique : je vais compter le nombre de fois que Roger Chartier aura dit « allons » parce que ce sera révélateur de quelque chose qu'il ne sait pas lui-même mais qui est plus important que tout ce qu'il m'a dit, etc. Je vais mesurer la hauteur de la position de sa voix ; ce sont des choses qui ont été faites : on peut prédire la position sociale de quelqu'un d'après la position de la voix dans la gorge, etc. Voilà, ça, c'est l'objectivisme. En face, on dira que ce qui est intéressant, c'est ce que les sujets pensent, leurs représentations, leurs images mentales, ce qu'ils ont dans la tête à propos du monde social. C'est une opposition furieusement bête que je vais, je crois, liquider en une phrase. Je pourrai faire la même chose pour l'opposition société/individus ; d'ailleurs c'est très voisin. C'est un mot de Pascal ; je le cite en le simplifiant un peu : « le monde me comprend mais je le comprends ». Le monde me comprend et m'anéantit comme un point ; je suis une chose du monde ; je suis en tant que corps ; je suis situé, daté, déterminé ; je suis soumis à des forces ; si je tombe par la fenêtre, je tombe sous la loi de la pesanteur, etc., etc. Et je le comprends ; je ne suis pas réductible à la position que j'occupe dans ce monde. Ca veut dire que dès que l'on prend pour objet cette chose tout à fait particulière qu'est l'homme, on aura à prendre en compte comme existant dans l'objectivité cette double réalité. C'est une chose ; on peut le peser, le mesurer, le compter ; on peut compter ses propriétés : combien il a de livres, d'automobiles... Et par ailleurs, il fait partie de l'objectivité aussi qu'il se représente ces choses-là. Chacun de nous a un point de vue : il est situé dans un espace social et à partir de ce point de l'espace social il voit l'espace social. Une fois qu'on a dit ça, on voit bien que l'alternative est idiote. Pour comprendre le point de vue de Roger Chartier sur l'histoire, il faut savoir à quel point de l'espace des historiens est situé Roger Chartier. Et on aura à la fois la vérité objective de Roger Chartier et le principe de ses représentations. Cette opposition tout à fait fictive est très utile parce qu'on peut faire un coup objectiviste, un coup subjectiviste. Dans ma jeunesse, j'ai eu la chance de pouvoir me construire à la fois avec Sartre et Lévi-Strauss et contre Sartre et Lévi-Strauss. L'un, Sartre, incarnant la position subjectiviste de la façon la plus radicale qu'il soit et l'autre, Lévi-Strauss, incarnant la position objectiviste de uploads/Litterature/ 3-entretiens-pierre-bourdieu-avec-roger-chartier.pdf

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