PENSER LES MÉMOIRES Michèle Baussant Presses Universitaires de France | « Ethno
PENSER LES MÉMOIRES Michèle Baussant Presses Universitaires de France | « Ethnologie française » 2007/3 Vol. 37 | pages 389 à 394 ISSN 0046-2616 ISBN 9782130560869 DOI 10.3917/ethn.073.0389 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2007-3-page-389.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Petit, j’allais au-devant de mon père qui rentrait du travail pour voir la pluie des pétales s’épaissir dans la nuit qui tombait… » Georges Bonneau 1 « Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l’avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent aussi une place au temps qui les précède. Certes, on dira que nous ne les voyons pas alors tels qu’ils seront, mais dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés ? » [Proust, 1999 : 1904]. De cette énigme, pourrait-on presque dire, est né ce numéro 2, s’appuyant sur le constat de l’importance croissante qu’a prise la notion de « mémoire » depuis la fin des années soixante-dix, au carrefour de plusieurs disciplines, se substituant parfois à d’autres concepts comme celui de culture, dont la valeur heuristique semblait s’être épuisée [Berliner, 2005]. Polysémique et plurielle, la notion de mémoire engage tant les mécanismes de rappel et de recouvrement du souvenir, les processus dynamiques et génératifs de relecture des représentations sociales collectives, étroitement liés à la question des identités présentes, que les souvenirs eux-mêmes. En elle se concentrent différentes réalités et formes de présence du passé, réelles ou métaphoriques, vives ou résiduelles : lieux de mémoire, commémorations, monuments et mémoriaux, devoir de mémoire, souvenir et contre-souvenir, art de la mémoire, tourismes de la mémoire, phénomènes d’hypermnésie ou d’amnésie-amnistie, réparation et pardon, pour ne citer que ces exemples… Ces formes et réalités sont envisagées par d’aucuns comme l’expres- sion d’un changement des conditions contemporaines du rapport au passé, obligeant dès lors à réfléchir à la manière dont s’effectue aujourd’hui la transition de l’expérience à la mémoire et aux nouveaux partages qui semblent structurer notre relation au temps. La difficulté d’appréhender la dynamique de la mémoire a parfois eu pour effet de l’envelopper dans une forme de déterminisme social abstrait [Gensburger et Lavabre, 2005] ou d’en faire un objet idéel et métaphorique, englobant toutes les formes sociales de présence du passé. La prégnance dans les débats publics et sur la scène politique des questions relatives à l’évocation du passé, fortement décriée « comme profonde indifférence à l’égard du présent » [T erray, 2006 : 67], a aussi conduit à confondre la mémoire avec ses manifestations institutionnelles. Poser la mémoire comme équivalant à l’identité semble l’enfermer dans une perspective organiciste qui tend à essentialiser les appar- tenances [Dakhlia, 1990], ou au contraire à la réduire à un psychologisme. L’utilisation des notions « labellisées » de « lieux de mémoire », de « mémoire officielle » ou encore de « travail de mémoire », plus qu’elle ne décrit la complexité des phénomènes mémo- riels (quand elle ne vient pas les disqualifier), élude certaines questions essentielles : à savoir, si ces phénomènes renvoient effectivement au passé et en sont, en quelque sorte, un effet, ou si, au contraire, ils sont un produit du présent, visant à construire une interprétation du passé. Dès lors, est-ce que ce sont des changements conjoncturels dans les manières d’évoquer le passé et dans les références collectives mobilisées qui sont ici constatés ou bien des transformations réelles des conditions mêmes de la dynamique mémorielle ? Est-ce la réalité même de cette dynamique qui aurait changé 1. Je dédie ce numéro à Georges Bonneau. 2. Je tiens ici à remercier Martine Segalen. Cette réflexion a été approfondie dans le cadre d’une collaboration avec Sarah Gens- burger, donnant lieu à deux pro- jets de recherche en cours et à la codirection d’un séminaire du Centre d’études interdisciplinai- res des faits religieux à l’EHESS. Elle est aussi enrichie par la colla- boration avec la CRC du Canada en histoire comparée de la mémoire, dirigée par Bogumil Jewsiewicki, ainsi qu’avec le Laboratoire de sociologie et d’ethnologie comparative de Nanterre, dans le cadre du sémi- naire « Mémoires et déplace- ments », codirigé avec Maria Couroucli et Sylvaine Camelin. Ethnologie française, XXXVII, 2007, 3, p. 389-394 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 21/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 85.27.117.83) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 21/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 85.27.117.83) ou le regard porté sur elle, conditionné par la posture et les enjeux propres à chaque discipline, tant dans le langage pratique que dans le langage scientifique ? Ce numéro propose de partir de ces questionnements, afin d’éclairer les rapports de forces, non homogènes et imprégnés de tensions, dans lesquels cette dynamique mémo- rielle s’inscrit, s’attachant aussi aux « intensités faibles » du réel [Veyne, 1996], aux séquences courtes. Et ce, d’autant plus que l’association entre le trop-plein ou le trop peu de mémoire, souvent reliés aux situations sociales de rupture, et la réduction de la mémoire à une mise en récit politique, à des usages stratégiques et à des « catégories pathologiques », telles que l’« abus de mémoire » ou le « devoir de mémoire » 3, tendent précisément à oblitérer la multiplicité des influences collectives dans la reconstruc- tion des souvenirs, elle-même étroitement dépendante de ses conditions sociales de production. Ce sont donc ces parcours mémoriels que nous suivrons ici, en nous appuyant sur un matériau diversifié et avec le souci de mobiliser dans la réflexion plusieurs disciplines engagées dans l’analyse de la mémoire, comme celui de croiser le regard avec des exemples relevant à la fois du « proche » et du « lointain ». Nécessairement pluriels dans leurs approches, dans les niveaux d’analyse privilégiés et dans leurs résultats, ces parcours retracent les enjeux contrastés et les conjonctures différentes dont ces phénomènes mémoriels sont les symptômes ou les témoins. T ous néanmoins invitent à repenser cette activité de la mémoire, mise en perspective avec la question des différents temps sociaux, en scrutant la recomposition d’un passé soumis à plusieurs niveaux d’interprétation. ■De la « juste mémoire » Développée par Paul Ricœur [2000], la notion d’une juste mémoire, pacifiée par le passage de la justice et le travail critique de l’histoire, s’enroule autour de la problé- matique des us et abus mémoriels. Cette notion ne manque pas de nous renvoyer à certaines des attentes contemporaines vis-à-vis de la justice, incarnant un espoir d’action réparatrice et l’importance accordée à l’établissement d’une mémoire consensuelle, voire universelle, dont l’existence a été questionnée par Maurice Halbwachs 4. Néan- moins, l’émergence de mémoires cosmopolites et transnationales, qui influent sur les contours de la conscience historique et remettent en question la capacité de l’État- nation à produire une ou des mémoires collectives, est venue rappeler les apories d’un tel projet [Lévy et Sznaider, 2002]. La portée et la valeur explicatives de cette notion de juste mémoire se révèlent difficilement mobilisables à l’épreuve d’une analyse empi- rique et contextuelle. En témoigne la contribution de Régine Robin, qui pose la question de son exercice dans un cadre démocratique où les valeurs et les normes sont plurielles, les expériences différentes et non équivalentes. De qui doivent venir la reconnaissance, la réparation et l’inscription dans une mémoire dite nationale ? Est-ce de l’histoire comme discours explicatif, est-ce de l’État, souvent placé dans une position d’ambiguïté, désigné à la fois comme responsable des préjudices commis, instance du recours et de justice chargée d’une juste réparation ? Ce même État qui, en France, s’est vu récemment doublement critiqué dans sa tentative d’établir un discours officiel et normatif du passé et dans le rôle qu’il joue dans la fragmentation des « identités ». S’intéressant en amont à la dynamique constructive d’une politique publique de la mémoire, la contribution d’Anouk Cohen sur la Cité nationale de l’histoire de l’immigration souligne la difficulté d’inscrire l’histoire de l’immigration dans un récit commun, sans tenir compte de l’état des relations entre les groupes sociaux et de l’hétérogénéité des trajectoires individuelles et historiques. Les tentatives d’intégration des différentes expériences uploads/Litterature/ penser-les-memoires-article-workshop-3.pdf
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- Publié le Fev 01, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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