DISCOURS HISTORIQUES ET FICTION SOCRATIQUE Louis-André Dorion Presses universit
DISCOURS HISTORIQUES ET FICTION SOCRATIQUE Louis-André Dorion Presses universitaires de Franche-Comté | « Dialogues d'histoire ancienne » 2013/Supplement8 S 8 | pages 209 à 220 ISSN 0755-7256 ISBN 9782848674469 DOI 10.3917/dha.hs80.0209 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-dialogues-d-histoire- ancienne-2013-Supplement8-page-209.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses universitaires de Franche-Comté. © Presses universitaires de Franche-Comté. Tous droits réservés pour tous pays. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 22/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 186.1.139.150) © Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 22/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 186.1.139.150) DHA supplément 8 Dialogues d’histoire ancienne supplément 8, 2013, 209-220 Discours historiques et fiction socratique Louis-André Dorion Université de Montréal Les historiens de la philosophie reconnaissent de plus en plus le caractère fictif (ou, si l’on préfère, fictionnel) des dialogues socratiques, non seulement en ce qui touche leur mise en scène, mais également – et cela est beaucoup plus lourd de conséquences – les propos qui sont prêtés aux différents personnages, y compris Socrate. Or si les « conventions » du logos sokratikos autorisent une telle liberté d’invention, on voit immédiatement qu’il devient désormais impossible de reconstituer la pensée du Socrate historique à partir de dialogues qui autorisent une telle part de fiction ou de fictionnalité. L’argument qui est le plus souvent invoqué pour justifier le caractère fictionnel de la littérature socratique est un passage de la Poétique1 où Aristote reconnaît l’existence du logos sokratikos, comme s’il s’agissait d’un genre littéraire pleinement reconnu, et il l’assimile à une forme de mimêsis. On a beaucoup discuté de la question des origines du logos sokratikos2, mais c’est une question obscure qui n’importe pas vraiment pour mon propos. L’hypothèse que j’aimerais développer est que nous avons peut-être un meilleur argument pour justifier le caractère fictif ou fictionnel de la littérature socratique. Plutôt que de faire appel à un témoignage en aval, en l’occurrence celui d’Aristote, qui écrit à un moment où la production des logoi sokratikoi est déjà presque terminée, j’invoquerais plutôt, en amont de la grande période de composition des logoi sokratikoi, l’exemple des historiens, qui n’hésitaient pas à prêter aux « acteurs » de l’histoire des discours plus ou moins fictifs. Si les historiens n’hésitaient pas à faire prononcer à leurs personnages, qui sont souvent des contemporains, des discours qui sont en partie inventés ou recréés, 1 Poét. 1, 1447a28-b13 ; voir aussi Rhét. III 16, 1417a18-21 ; fr. 72 Rose (=Athénée, XV 505c). 2 Cf. Clay 1994. © Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 22/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 186.1.139.150) © Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 22/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 186.1.139.150) DHA supplément 8 210 Louis-André Dorion ne peut-on pas faire l’hypothèse qu’ils ont ainsi fourni aux auteurs de dialogues socratiques, qui mettent très souvent en scène des personnages historiques qui leur sont contemporains, le modèle et l’exemple de discours fictifs prononcés par des personnages historiques ? Telle est mon hypothèse. Thucydide Le point de départ est un passage célèbre et controversé du livre I de la Guerre du Péloponnèse, où Thucydide expose la « méthode » qu’il a suivie pour la composition des discours qu’il rapporte : J’ajoute qu’en ce qui concerne les discours (ὅσα μὲν λόγῳ) prononcés par les uns et les autres, soit juste avant, soit pendant la guerre, il était bien difficile d’en reproduire (διαμνημονεῦσαι) la teneur même avec exactitude, autant pour moi, quand je les avais personnellement entendus (αὐτὸς ἤκουσα), que pour quiconque me les rapportait de telle ou telle provenance : j’ai exprimé ce qu’à mon avis ils auraient pu dire qui répondît le mieux à la situation, en me tenant, pour la pensée générale (τῆς ξυμπάσης γνώμης), le plus près possible des paroles réellement prononcées (τῶν ἀληθῶς λεχθέντων) : tel est le contenu des discours. D’autre part, en ce qui concerne les actes (τὰ δ' ἔργα) [...] (I 22, 1 ; trad. Romilly). Comme il s’agit d’un passage qui soulève plusieurs difficultés qui ont fait l’objet de très nombreuses études3, je n’aurai pas la prétention d’en proposer une nouvelle interprétation. Je me contenterai plutôt de présenter quelques exemples contradictoires de l’usage qu’ont récemment fait de ce passage de Thucydide des historiens de la philosophie qui s’efforcent de déterminer le degré d’authenticité du discours prononcé par Socrate à l’occasion de son procès. D’un côté, il y a ceux qui prétendent que le discours de Socrate, tel qu’il est rapporté par Platon dans l’Apologie de Socrate, présente une véracité historique égale, voire supérieure à celle des discours que Thucydide met dans la bouche de certains personnages4 : 3 Pour la bibliographie pertinente jusqu’en 1973, cf. West 1973. Parmi les nombreuses études sur le même sujet publiées depuis 1973, cf. Cogan 1981 ; Loriaux 1982 ; Rokeah 1982 ; Wilson 1982 ; Plant 1988 ; Develin 1990 ; Porter 1990 ; Badian 1992 ; Garrity 1998 ; Tsakmakis 1998 ; Winton 1999. 4 Le rapprochement entre Thucydide (I 22, 1) et les discours que Platon fait prononcer à Socrate dans l’Apologie remonte au moins au XIXe siècle, puisque Zeller approuve ceux qui accordent aux discours de Socrate, dans l’Apologie, la même véracité que l’on doit reconnaître aux discours rapportés par Thucydide : « Il n’était d’ailleurs assurément pas dans l’intention de Platon de reproduire littéralement le discours de Socrate et nous pouvons par suite, en ce sens, accepter la comparaison de Steinhart, qui compare le procédé de Platon avec celui de Thucydide dans ses discours ; il faudrait toutefois ajouter cette restriction qu’on doit alors appliquer aussi à Platon ce que Thucydide, I, 22, dit de lui-même : qu’il © Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 22/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 186.1.139.150) © Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 22/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 186.1.139.150) DHA supplément 8 211 Discours historiques et fiction socratique On peut accorder à l’Apologie [scil. de Platon] le même type de vérité historique qu’on reconnaît aux discours dans l’œuvre de Thucydide (c’est une comparaison qui s’impose) : tout en reconnaissant qu’il “était impossible pour lui et ses informateurs de mémoriser exactement ce qui avait été dit” (τὴν ἀκρίβειαν αὐτὴν τῶν λεχθέντων διαμνημονεῦσαι, d’après la paraphrase de A. Andrews5 dont je trouve très convaincant le plaidoyer en faveur de la signification du texte), Thucydide nous assure que ces discours “représentent ce qui m’a semblé (ὡς ἂν ἐδόκουν ἐμοὶ) être les paroles les plus appropriées à chaque orateur concernant le sujet particulier traité, en me maintenant le plus près possible du sens général des paroles vraiment prononcées (ἐχομένῳ ὅτι ἐγγύτατα τῆς ξυμπάσης γνώμης τῶν ἀληθῶς λεχθέντων)” (Thucydide, I, 22, 1)6. On a encore moins de raison pour douter de la substantielle véracité du discours que Platon prête à Socrate, que de celle des discours des personnages de Thucydide, qui dit “prêter à chacun de ses orateurs les opinions les plus appropriées aux circonstances, comme [il a pensé que] l’orateur les exprimerait selon toute vraisemblance, en [s’] efforçant d’approcher aussi près que possible du sens général des paroles vraiment prononcées” (I 22) : dans le cas de Platon, nous sommes sûrs – ce qui n’est pas le cas pour Thucydide – qu’il écrit en tant que témoin oculaire, et comme quelqu’un qui, en raison de ses liens personnels avec l’orateur, a dû écouter avec une attention soutenue chaque mot par lui prononcé7. La position de Vlastos appelle deux remarques : a) Vlastos considère que le discours prononcé par Socrate, à l’occasion de son procès, est encore plus « vrai » que la plupart des discours prononcés par les personnages de Thucydide. Platon était en effet présent au procès de Socrate8, alors que Thucydide, de son propre aveu, n’a pas été un témoin direct de tous les discours qu’il rapporte9. Si l’on suit Vlastos, il faudrait admettre que chacun des trois discours de Socrate, dans l’Apologie, est authentique et fidèle à la réalité historique. Or le troisième discours de Socrate, soit celui où il s’adresse à ses juges après sa condamnation à mort (38c-42a), est depuis longtemps suspecté d’être fictif dans la mesure où il est improbable que l’on ait permis à Socrate, après le vote qui l’a condamné à mort, de s’adresser une dernière fois à s’est tenu aussi exactement que possible, dans sa relation, au sens et au contenu des paroles réellement prononcées. » (1884, p. 180 n. 1 in fine). 5 Andrews 1962, p. 64 sq., p. 65-71. 6 Vlastos 1994, p. 75, n. 15. 7 Ibid., p. 347-348. 8 Cf. Apol. 38b. 9 Cf. Danzig 2010, p. 19 uploads/Litterature/ discours-historique-et-fiction-socratique-dorion.pdf
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- Publié le Mar 12, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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