1 Pierre-Alain Clerc DISCOURS SUR LA RHETORIQUE MUSICALE ET PLUS PARTICULIEREME

1 Pierre-Alain Clerc DISCOURS SUR LA RHETORIQUE MUSICALE ET PLUS PARTICULIEREMENT LA RHETORIQUE ALLEMANDE ENTRE 1600 ET 1750 - EXORDE - Mesdames et Messieurs1, Le 14 mai 1737 paraît à Hambourg, dans Der Critische Musicus, un texte de Johann Adolf Scheibe, le fils du grand facteur d’orgues que Johann Sebastian Bach admirait tant. L’auteur, âgé de vingt-neuf ans, déclenche ainsi cette fameuse “polémique esthétique” qui va durer plusieurs années : “Enfin, M.***, à ***, est le plus distingué parmi les musiciens. C’est un artiste extraordinaire au clavecin et à l’orgue (...). Sa dextérité étonne, et c’est à peine si l’on peut comprendre comment ses doigts peuvent se croiser, s’écarter de manière si étrange et rapide, et faire ainsi les sauts les plus grands sans que s’y mêle jamais une fausse note ni qu’un mouvement si vif ne déforme le corps.”2 Ce dont nous parle ici Scheibe, c’est bien de l’Actio, le cinquième et dernier chapitre de la Rhétorique. Il aborde ensuite des éléments relatifs à l’Inventio et à la Decoratio, les chapitres 1 et 2. “Ce grand homme ferait l’admiration de nations entières s’il avait plus d’agrément, s’il ne retirait pas à ses oeuvres le naturel par leur emphase et leur confusion, s’il n’assombrissait pas leur beauté par un art trop trop grand (...). Il exprime par des notes particulières tout ce qu’il est à la mode de jouer, toutes les élégances, tous les petits ornements, et cela non seulement enlève à ses oeuvres la beauté de l’harmonie, mais rend aussi le chant parfaitement inaudible. Toutes les voix doivent chanter les unes avec les autres avec la même difficulté, et l’on n’y reconnaît plus la voix principale. En résumé: il est dans la musique ce que Monsieur von Lohenstein a été autrefois dans la poésie. L’emphase les a détournés tous deux du naturel vers l’artificiel et du sublime vers l’obscur, et l’on admire chez les deux le travail pesant, la peine extrême qui sont cependant appliqués en vain, parce que contre la nature.” 2 1 Ce texte est une rédaction a posteriori d'une conférence, ou plus exactement d'un discours prononcé à Peyresq le 2 juin 2000 sur un simple canevas. Elle est ici augmentée et développée. Certaines remarques, certaines questions posées par les auditeurs ont trouvé leur place dans la disputatio. Une intervention précieuse de Brenno Boccadoro a été incorporée au corps du texte : c'est la belle citation où Quintilien compare l'agrément des figures de rhétorique au goût agréable du vinaigre dans la nourriture. 2 Traduction Gilles Cantagrel : Bach en son temps, Fayard, Paris, 1997 p. 241. 2 Presque deux ans plus tard, parmi de nombreux échanges passionnés, paraît à Leipzig, un texte de Johann Adam Birnbaum, ami de J.S. Bach et professeur de rhétorique à l’Université de Leipzig, qui écrit notamment : “Les parties que l’élaboration d’une oeuvre musicale a en commun avec l’art oratoire, (M. Bach) les connaît si parfaitement que non seulement on l’écoute avec un plaisir infini lorsqu’il attache ses profondes réflexions sur les similitudes et les concordances entre les deux arts, mais encore on admire l’adroite application qu’il en fait dans ses travaux. Son intelligence de l’art poétique est aussi bonne qu’on peut l’exiger d’un grand compositeur.”3 Et nous en déduisons que Bach et Birnbaum causaient Dispositio et Elaboratio, peut- être en fumant leurs pipes et en buvant du Schnaps, le dimanche après-midi au Café Zimmermann. Johann Forkel, sur le même sujet, évoquera plus tard “der grösste musikalischer Dichter und der grösste musikalischer Deklamator, der es je gegeben hat, und der es wahrscheinlich je gegeben wird”4, mettant l’accent sur le poète qui invente, et sur l’exécutant qui déclame : Inventio et Pronunciatio. “Le plus grand déclamateur”... : voilà une idée bien étonnante aujourd’hui, alors que ce mot est proscrit dans les écoles d’art dramatique et que l’on déteste généralement l’emphase sous toutes ses formes. Inventio, Dispositio, Elaboratio-Decoratio, Actio-Pronuntiatio : nous avons là tous les termes qui constituent la substance même de la rhétorique musicale (comme d’ailleurs de la rhétorique littéraire), auxquels il faut ajouter la Memoria, quatrième des cinq chapitres, celui dont les auteurs parlent le moins. Et en introduisant tous ces termes d’emblée, je suis fidèle à Johann Mattheson, qui recommande d’exposer dans l’exorde d’un discours toute la matière dont on va traiter, de préparer l’auditeur “au but et à l’intention que l’on vise”5. Car que sommes-nous en train de faire, Mesdames et Messieurs?… Je suis bel et bien en train de vous faire un discours, que je le veuille ou non, et plus que cela : un discours portant sur l’art de faire des discours. Et que vous le vouliez ou non, vous êtes bel et bien en train de l’écouter, mon discours... Il y a donc trois éléments en relation : un orateur qui prononce un discours devant un auditoire. Ce discours est un ensemble de pensées qui ne seraient que lettre morte s’il ne prenait pas vie dans la bouche, dans les yeux, dans les gestes d’un orateur. Et tout cela serait parfaitement vain si ce discours n’était pas adressé à un auditoire, qui écoute, réfléchit, conteste, se laisse persuader ou non. C’est en cette équation tricéphale que consiste cet art de la persuasion, comme l’a montré Aristote dans les trois Livres de sa Rhétorique6. Et il faut avouer que ce terme de "rhétorique" est aujourd’hui bien galvaudé. Il est à la mode, il sonne bien lors des après- concerts, lors des interviews. Il est de bon ton de dire que tel musicien a un jeu “très rhétorique” : manière élégante de dire “qu’il joue avec ses tripes” (on disait au XVIIe siècle “avec beaucoup d’entrailles”). Il ne s’agit dans ce cas que de l’actio, du dernier chapitre, 3 Traduction Gilles Cantagrel, opus cité, p. 267. 4 "Le plus grand poète et le plus grand déclamateur de la musique qu'il y ait jamais eu et qu'il y aura vraisemblablement jamais" (Allgemeine Geschichte der Musik, Leipzig,1788-1801). 5 J. Mattheson : Der vollkommene Cappelmeister, 2ème partie, chap. 14, §7, p.236 Hamburg, 1739, fac- simile Bärenreiter, London 1995. 6 Aristote : Rhétorique, Livre de poche, Librairie générale française, 1991. Cf Roland Barthes : "L'ancienne rhétorique" in L'aventure sémiologique, Seuil, Paris, 1965, p. 95-96. 3 alors que la rhétorique recouvre un champ beaucoup plus vaste : elle nous apprend d’abord à composer un discours, à l’inventer, le disposer, l’élaborer, avant de le prononcer et d’agir sur l’auditoire. C’est donc bien de la rhétorique musicale dans sa globalité que nous devons parler, même si nous nous limiterons à l’Allemagne baroque, et à ce point précis, je dois vous avouer, Mesdames et Messieurs, ma terreur devant ce projet. D’abord parce que c’est une folie de présenter une telle matière en une heure, ensuite parce que je vois des motifs plus graves encore... Je dois vous avouer que je ne suis ni musicologue ni conférencier, que je n’ai jamais été à l’Université, que je ne suis qu’un pauvre musicien, que je n’ai pas lu tout Aristote, tout Cicéron, tout Quintilien, tout Mattheson. En un mot, que je me sens indigne de mon sujet et complètement écrasé par cette matière dont je dois vous parler, par cet Himalaya - par cet Olympe! - de vinq-cinq siècles de pensée philosophique de haut vol. (Vous l’avez remarqué, tout au début je vous ai donné deux belles citations, qui vous ont plongés dans le vif du sujet, qui vous ont saisis comme on saisit un steak dans l’huile bouillante. Et à l’instant, je viens de prononcer ma captatio benevolentiae, ou plus précisément l’une de ses variantes: l’excusatio propter infirmitatem, passage quasiment obligé7 au cours de l’exorde - à moins qu’il ne s’agisse d’un flamboyant exordium ex abrupto - où l’orateur tente de s’attirer la sympathie du public. Ce que vous venez d’entendre se voulait plus fort encore : une captatio misericordiae...) J’aimerais donc vous proposer une approche toute pragmatique de la rhétorique musicale. J’aimerais vous montrer qu’elle n’est pas un système théorique et pédant pour faire raisonner les docteurs de Molière, mais bien plutôt un outil de travail extrêmement précis, riche et efficace. Elle nous apprend à penser, à parler, à construire, à argumenter, à charmer, à surprendre, à convaincre par la musique, comme elle l’avait fait auparavant par les lettres, pour les prédicateurs, les avocats, les comédiens. En ce sens, le Père Albert de Paris donne en 1691, dans sa Véritable manière de prêcher selon l’esprit de l’Evangile8, cette belle et raisonnable définition de la rhétorique : “Mais parce que ce désir de persuader n’a pas un succès égal, & qu’on a remarqué des bouches plus puissantes que les autres, on a étudié leurs manières pour réüssir de même, & on a examiné les mots qu’ils employent, les mouvements qui les animent, comment ils ont coutume de disposer les raisons dont ils se servent, & les autoritez qu’ils rapportent, comme ils gouvernent leur voix, & comment ils diversifient leurs gestes; on a fait un amas de toutes ces réfléxions, sur l’expérience que l’on a eüe que toutes ces choses uploads/Litterature/ discours-sur-la-rhetorique-musicale.pdf

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