Que disent les éditeurs ? En territoire jeunes adultes avec Marion Mazauric et
Que disent les éditeurs ? En territoire jeunes adultes avec Marion Mazauric et Sylvie Gracia 116 R L P E 2 8 2 Sylvie Gracia, auteure et éditrice, est arrivée aux éditions du Rouergue en 1998 pour y publier des romans adultes et bientôt ados. En 2000, Marion Mazauric a quitté J'ai lu (où elle avait lancé la collection Nouvelle Génération) pour créer sa propre maison : Au diable Vauvert. L'une et l'autre jouent à saute-frontières entre littérature générale et littérature ado, conscientes d'explorer un espace nouveau, aux contours incertains, mais fertile en écritures fortes, inédites. Spécialiste du roman ado, Anne Clerc a réuni ces deux professionnelles pour nous aider à com- prendre d'où vient cette nouvelle génération de livres, et de lecteurs. INTERVIEW CROISÉE MENÉE PAR ANNE CLERC Sylvie Gracia © Marc Melki Marion Mazauric © Manuel Zubelna D O S S I E R J E U N E S A D U LT E S : L A N O U V E L L E F RO N T I È R E ? 117 Anne Clerc : Comment est née la collection «DoAdo » dans le paysage éditorial pour la jeu- nesse ? Sylvie Gracia : C’est un manuscrit reçu par la poste qui a amené à la création de la collection, en 1998, Cité Nique-Le-Ciel, de Guillaume Guéraud. À l’époque, le Rouergue n’éditait, côté jeunesse, que des albums, il n’y avait pas de projet de col- lection ado, mais il fallait éditer ce texte-là, et c’est comme cela qu’est née la « DoAdo ». L’École des loisirs et Gallimard montraient alors la voie, nous nous sommes inscrits tout naturellement dans cette veine, et de nouveaux éditeurs se sont créés ensuite, dans cette même logique d’une lit- térature pour adolescents aux prises avec le monde contemporain. D’instinct, la maison a dé- cidé de ne pas faire référence à la loi de 1949 sur les publications destinées pour la jeunesse. Le Rouergue savait que cette littérature-là s’inscri- vait ailleurs ; elle inventait quelque chose qui ne pouvait pas entrer dans le cadre de cette loi. Marion Mazauric, avant de créer Le Diable Vau- vert en 2000, vous aviez lancé la collection «Nou- velle Génération » en 1998 chez J’ai Lu avec des auteurs que l’on a pu retrouver ensuite au cata- logue du Diable Vauvert. Pourquoi incarnaient- ils une « nouvelle génération » ? Marion Mazauric : « Nouvelle génération » est parti d’un constat – devenu ensuite un slogan–, celui de l’apparition d’une génération nouvelle d’écrivains pour une génération nouvelle de lec- teurs. Quand j’ai créé Au Diable Vauvert en 2000, j’ai quitté le poche pour le grand format mais la dé- marche éditoriale restait la même. Quinze ans plus tard, les réflexions restent inchangées si ce n’est que Virginie Despentes a obtenu le Renaudot et Houellebecq le Goncourt mais ces écrivains res- tent précurseurs. En France, me semble-t-il, il y a une fracture entre une littérature populaire, réa- liste, et une littérature classique. Les jeunes veu- lent lire des livres qui les concernent, à une époque où l’on observe des rencontres entre de très jeunes artistes et de très jeunes consommateurs. À l’ère du romantisme cette rencontre était impensable. Mais le clivage est évident : Flaubert, Balzac ou Zola sont devenus illisibles car la langue a évolué ; les mots se sont « déplacés ». ↘ L’un des logos du Diable Vauvert. 118 R L P E 2 8 2 S.G. : Jules Verne aussi est très difficile à lire au- jourd’hui, non ? M.M. : Je n’en suis pas si sûre, mais au niveau des écrivains qui forment la jeunesse, on avait Feni- more Cooper, Jack London, que l’on ne lit plus en France, notamment parce que c’est traduit, donc ils ne sont pas au programme. Pourtant ils font partie d’une culture littéraire ! Selon moi, le pro- blème est que la France s’est coupée de plus en plus violemment, ces dix dernières années, de la littérature écrite par les classes moyennes, alors que c’est un travail sur la langue et l’oralité qui est réalisée par les auteurs qui proviennent de ces mi- lieux. Je vois dans le travail de King, de Welsh ou de Despentes, qu’ils sont en train de «littérariser» la langue orale donc la langue commune. J’ai déjà entendu dire que Bordage écrit trop mal pour être dans les programmes scolaires. Titiou Lecoq, que je publie, n’est pas non plus reconnue à sa juste valeur, peut-être parce qu’elle s’est fait connaître par le Web ? On retrouve souvent dans « La Brune » les problé- matiques du retour au pays d’enfance, de la filia- tion. Quelle est la définition de la collection ? S.G. : Je suis arrivée au Rouergue pour créer « La Brune », en 1998, et je n’ai pris en charge «DoAdo» qu’en 2001. « La Brune » est née de la vo- lonté de Danielle Dastugue de créer une collec- tion de littérature générale, un nouveau défi qu’elle s’était lancée, et elle a fait appel à moi. La difficulté a été, durant les premières années, de s’imposer comme éditeur de romans pour les adultes, car le Rouergue s’était fait reconnaître d’abord comme éditeur innovant en jeunesse. Les deux «branches», littérature ados et adultes, se sont donc développées en parallèle. « La Brune» publie de façon très ouverte, sans ligne éditoriale prédéfinie. Les thèmes, les styles, les imaginaires, se sont beaucoup diversifiés avec le temps. Dans les deux collections, nous aimons d’abord découvrir de nouveaux auteurs et miser sur leur talent. Certains réussissent aujourd’hui à mener une double carrière, adultes et jeu- nesse, comme Anne Percin, Claudine Galea ou encore Guillaume Guéraud qui va publier son troisième roman adulte l’an prochain. Claire- Lise Marguier, d’emblée, a publié dans les deux collections. Certains romans peuvent être juste- ment à la « frontière » grands ados/jeunes adultes, et toute la difficulté est de les placer dans l’un ou l’autre rayon, l’une ou l’autre col- lection. Le marché n’accepte pas encore cette «littérature-frontière », c’est soit l’un, soit l’au- tre, alors que les lecteurs sont plus en avance. On nous dit souvent que des adultes vont chercher des romans du côté de la littérature ado, qui leur fait « moins peur ». ↗ Quelques couvertures de La Brune, au Rouergue, et Claire-Lise Marguier publiée à la fois en DoAdo et La Brune. D O S S I E R J E U N E S A D U LT E S : L A N O U V E L L E F RO N T I È R E ? 119 Avec les auteurs de « Nouvelle Génération » (Ni- colas Rey, Chloé Delaume…), et Guillaume Gué- raud dans la collection « DoAdo », il y avait un phénomène qui était du côté du roman réaliste contemporain, très différent de la dystopie ou de la littérature de genre à laquelle on associe souvent littérature Young Adult. S.G. : Guillaume Guéraud, à 25 ans, rêvait de faire du cinéma. Cité Nique-le-Ciel était d’abord un scénario, il en a fait ensuite un roman. Le décor était planté : on était dans une cité en huis-clos, les personnages avaient des prénoms arabes, on y parlait d’injustice sociale, de violence. À l’époque, le roman est un coup de poing, encensé par certains, dénoncé comme manichéen par d’autres, et puis sa langue orale dérange, on n’a pas encore l’habitude de ça. M.M. : Avant de créer « Nouvelle Génération », j’avais vu arriver les livres d’auteurs peu connus comme Kerosène de Claire Fredric, Baise-moi de Vir- ginie Despentes, mais aussi Louis-Stéphane Ulysse, Vincent Ravalec. Les titres étaient réa- listes, ensemble ils composent un paysage, les vies des classes moyennes dont on ne parle pas. Le matériau est celui de tous, donc trivial ; le chômage, un réel fracturé qui commence à sen- tir la crise. C’est une grande crise civilisation- nelle qui s’exprime par les données familiales et les préoccupations sociales, dont le roman ne sort jamais. Un point commun de cette généra- tion est ce que j’appelle la « conscience du mal- heur », de l’impasse et des mensonges, une « hyper lucidité ». L’ironie permet de supporter tout ça et se retrouve chez beaucoup d’auteurs que je publie. Comment présentez-vous vos livres au public ? Vous adressez-vous vraiment à un public de jeunes adultes ? Comment le ciblez-vous ? S.G. : Le fait d’être une maison généraliste nous aide, car on a le savoir-faire des deux secteurs, le rapport à la presse, aux libraires et aux bibliothé- caires. Alors on joue finement quand le livre peut être considéré comme « Y.A. », ou peut plaire à partir de 15 ans et bien au-delà. Par exemple, on a publié dans « La Brune » des titres qui pour- raient être classés en « Y.A. ». Des impatientes, le premier roman de Sylvain Pattieu, a pour person- nages deux lycéennes d’origine africaine en Seine-Saint-Denis, le livre a été très bien reçu en adulte il uploads/Litterature/ dossier-que-disent-editeurs-282.pdf
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- Publié le Jan 11, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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