Blumenbach et la théorie des forces vitales François Duchesneau (Université de
Blumenbach et la théorie des forces vitales François Duchesneau (Université de Montréal) Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) a souvent été considéré comme l’initiateur du vitalisme en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle. Cette interprétation repose pour l’essentiel sur le fait que le célèbre professeur de médecine à l’Université de Göttingen, formé dans la physiologie hallérienne, est réputé avoir subverti les vues de Haller sur les propriétés physiologiques, inhérentes aux structures et aux microstructures organiques, en les greffant à une hypothèse de formation de l’organisme par épigenèse et à une théorie des forces vitales. Le Bildungstrieb, le nisus formativus – principal concept inventé par Blumenbach – désigne non seulement un principe vital d’auto-construction organique, mais fournit aussi la raison suffisante des forces vitales qui en découlent et qui exercent leur action dans les divers organes : par ce biais, le Bildungstrieb fournirait la clé explicative des diverses fonctions de l’organisme vivant1. Le recours à ce principe vital hégémonique et aux forces vitales qui en découlent signifie-t-il l’impossibilité d’expliquer mécaniquement les processus par lesquels les organismes se forment, se conservent, se réparent et se reproduisent ? Traduit-il la nécessité de construire l’explication des organismes vivants et de leurs opérations en faisant appel à des concepts téléologiques ? Ou bien, les concepts de force vitale servent-ils une simple fonction de suppléance par rapport à des mécanismes présumés ? Évoquent-ils des principes d’organisation vitale qui, en principe, se réduiraient à des séquences causalement ordonnées de mécanismes ? Ces questions pointent en direction de la détermination d’une variante de vitalisme. Celle-ci représente une méthodologie particulière de recherche et d’explication scientifique. Pour en traiter, le retour s’impose à la théorie de l’épigenèse 1 Voir F. Duchesneau, La Physiologie des Lumières. Empirisme, modèles et théories, La Haye, M. Nijhoff, 1982, pp. 340-360; F. Duchesneau, « Vitalism in late eighteenth century physiology : the cases of Barthez, Blumenbach, and J. Hunter », in : W.B. Bynum & R.S. Porter (Eds.), William Hunter and the Eighteenth Century Medical World, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, pp. 259-295. 2 que Blumenbach a développée dans Ueber den Bildungstrieb (première édition en 1781; seconde et troisième édition en 1789 et 1791) et dans des écrits connexes, telles les De nisu formativo et generationis negotio nuperæ observationes (1787). Cette doctrine ne saurait toutefois se comprendre sans qu’on la resitue dans le cadre de la théorie des forces vitales qu’illustrent les Institutiones physiologiæ (première édition en 1787), et les versions postérieures du Handbuch der Naturgeschichte (première édition en 1779-1780). En outre, dans les versions postérieures du mémoire De generis humani varietate nativa (première édition 1776), Blumenbach a transposé le Bildungstrieb et les forces vitales, du devenir des organismes individuels à celui des espèces, comme phylums d’organismes apparentés, aptes à la variation. Ainsi s’élargit le contexte théorique où se profile ce que l’on peut tenir pour une figure ou un style majeur du vitalisme. 1. Épigenèse et Bildungstrieb Causa latet, vis est notissima. Paraphrasant Ovide, c’est par cette formule que Blumenbach rattache sa conception du Bildungstrieb au modèle des inconnues explicatives newtoniennes. Comme l’attraction, le nisus formativus désigne un pouvoir naturel, une force dont la détermination réside dans les effets empiriques constants qui s’y rattachent, alors même que la cause en reste cachée, à l’instar des « qualités occultes »2. Ce qui délimite le champ de phénomènes dont le nisus fournirait la raison suffisante, c’est une séquence des phénomènes épigénétiques entre l’amorphisme de la matière organique de départ et l’architecture fonctionnelle de l’organisme résultant. Au nisus se trouvent rattachés les phénomènes de la génération proprement dite, mais aussi ceux de la croissance, de la nutrition et de la reproduction3. Cette force vitale exprime la constance et la généralité des processus de structuration organique tels que l’expérience les révèle. 2 J.F. Blumenbach, Über den Bildungstrieb, Göttingen, bey Johann Christian Dieterich, 1791, p. 33. 3 Ibid., p. 32 : « Ein Trieb, der folglich zu den Lebenskräften gehört, der aber eben so deutlich von den übrigen Arten der Lebenskraft der organisirten Körper (der Contractilität, Irritabilität, Sensilität etc) als von den allgemeinen physischen Kräften der Körper überhaupt, verschieden ist; der die erste wichtigste Kraft zu aller Zeugung, Ernährung, und Reproduction zu seyn scheint, und den man um ihn von andern Lebenskräften zu unterscheiden, mit dem Namen des Bildungstriebes (nisus formativus) bezeichnen kan ». 3 [Depuis mon adhésion première à la position de Haller], explique Blumenbach, je me suis chaque jour de plus en plus convaincu qu’il est dans tous les corps organiques une force particulière aussi ancienne et aussi durable qu’eux, en vertu de laquelle ils revêtent par la Génération, la forme qui leur convient, la conservent par la Nutrition, et si elle est altérée, la réparent autant que possible par la Reproduction. Pour la distinguer des autres forces vitales, je l’ai appelée force de Formation. J’ai ainsi désigné d’une manière abstraite, non la cause des phénomènes dont je voulois donner une idée, mais l’effet soutenu de leur durée et de leur universalité. Nous employons à peu près de la même manière les termes d’attraction ou de gravitation, pour exprimer des forces dont les causes sont encore ensévelies dans les plus profondes ténèbres4. Pour établir l’ordre spécifique des phénomènes génératifs, Blumenbach suit deux voies. L’une consiste à repérer la séquence des phénomènes résultant du mélange des liqueurs séminales : à savoir l’accession de leurs composantes organiques à un degré de maturité permettant l’émergence du Bildungstrieb, puis la formation d’embryons et d’enveloppes soumis à une structuration progressive. Suivant l’autre voie, plus analogique, Blumenbach entend montrer que la force générative et formative se situe dans le prolongement de dispositions à l’organisation propres aux être inanimés de la nature et que l’on explique sans recourir à la préexistence de germes. Blumenbach mentionne, par exemple, les formes déterminées des nuages (étudiés par Meister) et celles des phénomènes induits par la polarité du fluide électrique (selon les observations de Georg Christoph Lichtenberg); il mentionne plus particulièrement l’arbre de Diane, que Maupertuis avait comparé aux structures organiques, ainsi que d’autres processus analogues de cristallisation métallique. Ces exemples indiquent que la tendance à la structuration harmonique est inscrite dans l’ordre naturel. Si le nisus appartient en propre à des configurations organiques, il prolonge une propension à l’organisation qui s’affiche dans toute l’étendue des phénomènes « physiques »5. Toutefois, les phénomènes de la 4 J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, trad. du latin et augmentées de notes par J. Fr. Pugnet, Lyon, chez J. T. Reymann et Cie, 1797. Section 45e. De la Force de formation, §59l, pp. 299-300. 5 Voir J.F. Blumenbach, De nisu formativo et generationis negotio nuperæ observationes, Gottingæ, apud J.C. Dieterich, 1787, pp. xi-xii : « Etiamsi enim facile largiamur ingens adhuc intercedere discrimen haecce inter mineralia et organica e contrario corpora : ex eo tamen capite ad nostram quam agimus disquisitionem utilia esse possunt, quod determinatarum formarum exempla exhibent, in quibus de germinibus eiusdem formae præexistentibus, neminem serio res agentem cogitare quidem licet; idque eo minus cum idem aurichalcum, ex iisdem quibus constat metallis, pro diverso parandi modo diversas quoque et toto cœlo ab se invicem differentes crystallorum formas exhibeat; id quod primo statim intuitu comparando eam quam diximus speciem cum altera quam Stück-Messing vocant, apparet ». Voir aussi Über den Bildungstrieb, 3. Abschnitt. Erfahrungen zum Erweis des Bildungstriebes, pp. 81-82 : cas de l’argent natif dans une matrice de quartz (Farnkrautsilber); cas de la texture du bronze brisé après une première fusion. Blumenbach indique clairement des traces d’un pouvoir formateur dans les corps inorganiques, « bey weiten nicht vom 4 nutrition tissulaire, s’ils manifestent l’intervention d’une telle propension, prouveraient de fait la spécificité de l’ordre génératif par rapport à tout mode de formation inorganique6. Les thèses de Blumenbach sur la nutrition sont celles qu’exposent par exemple les Institutiones physiologiæ. Blumenbach y avance l’idée que les parties solides de l’organisme qui ont la nutrition en partage, ont toutes, corrélativement et à des degrés divers, la faculté de se reproduire. Au degré le plus bas, il s’agit du simple maintien de l’intégrité organique à travers le changement continu et imperceptible des parties intégrantes; au degré le plus élevé, il s’agit de la reconstitution des parties lésées ou détruites en leur structure même : ce qu’illustre par exemple la régénération des os suivant diverses modalités7. Partant du principe que la lymphe est la matière nutritive dont se forment ou se reforment les structures organiques, dans les organismes adultes comme dans les organismes en état de croissance, Blumenbach distingue deux types de forces produisant l’épanchement du fluide dans les tissus et leur assimilation aux diverses formes de parenchymes : d’une part, « les lois de l’affinité, qui rapprochent des parties similaires les éléments de même nature »; d’autre part, « cet effort de formation, qui, en faisant à nos parties une juste application de la matière élémentaire dont elles ont besoin, arrête la configuration précise que les molécules de cette matière doivent prendre »8. Cette confluence de forces s’explique ainsi : une disposition architectonique fondamentale détermine la structuration ou la restructuration organique; à partir de cette structure uploads/Litterature/ duchesneau-blumenbach-et-la-theorie-des-forces-vitales.pdf
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- Publié le Nov 08, 2021
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