Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre his

Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature Les Prairies ordinaires, Collection penser/croiser, 2008 par Claire Ducournau (Université Paris-Est LATTS) Deuxième ouvrage de Franco Moretti traduit en français [1], Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature est le texte stabilisé de conférences successives, d’où sa tonalité volontiers alerte et érudite, jouant sur différents niveaux de langage. Ouvrage court, d’une bonne centaine de pages, il réagit à la fragilisation générale de la discipline littéraire [2] en proposant un changement de perspective pour son étude : certaines habitudes en vigueur dans nombre de départements universitaires de littérature sont ainsi érigées en repoussoir. Cela vaut pour le close reading (micro-lecture) [3], mais aussi pour le culte de la théorie, ou la concentration sur un canon de textes, d’auteurs, et d’événements légitimes consacrés par la tradition. Entre manifeste et « livre de conjectures » [4], Graphes, cartes et arbres se veut une « tentative pour ouvrir de nouveaux fronts de discussion » (p.34) [5], avec une « ambition pragmatique » (p.34) d’ordre essentiellement méthodologique [6]. En effet, si Moretti y propose un trajet allant des « textes aux modèles », c’est animé par l’idée que les conséquences de cette étape seront « extrêmement concrètes » (p.34) et permettront d’élargir considérablement le champ de recherche propre au domaine littéraire, en ouvrant des pistes jusque là inaperçues : « en remplaçant les vieilles distinctions inutiles (haut et bas, canon et archive, telle ou telle littérature nationale…) par de nouvelles distinctions temporelles, spatiales et morphologiques. » (p.126). Inspiré par des apports scientifiques aussi variés que ceux de Fernand Braudel, Thomas Kuhn, Hans Robert Jauss, Karl Mannheim, Mikhaïl Bakhtine, Galvano Della Volpe ou Charles Darwin, Moretti les retravaille de manière originale, et lance des propositions plurielles et novatrices. Habité par l’intuition qu’« il y a à apprendre des sciences naturelles et sociales » (pp.33-34), il revendique ailleurs une inscription de son projet dans la « sociologie de la littérature » [7] : semblent s’y rattacher la volonté de prêter attention aux paramètres qui entourent et encadrent la production du texte-même, celle d’articuler lectures internaliste et externaliste, à l’aide d’une « conception matérialiste de la forme » (p.127), ou encore le marquage d’une préférence pour le distant reading (lecture de loin) où la « distance n’est pas un obstacle, mais une forme spécifique de connaissance ». En trois parties d’une trentaine de pages chacune, Moretti expose donc les constructions abstraites auxquelles il propose d’avoir recours, soit les « graphes de l’histoire quantitative, les cartes de la géographie et les arbres de la théorie de l’évolution » (p.33). La première partie prend pour objet les évolutions historiques du roman, et pour matériau le genre dans son ensemble, loin de le réduire à ses représentants canoniques, l’« infime fraction […] sur laquelle nous travaillons tous » (p.35). En ce sens, l’auteur s’appuie sur des travaux antérieurs de recensements de parutions pour mettre en évidence un essor du roman de même type dans différents pays (Angleterre, Nigéria, Japon, Espagne, Italie, figure 1, p.38), à des périodes différentes. Trois phases apparaissent lorsqu’on fait figurer ces données sur un graphe : après une croissance rapide, témoignant de la diffusion de la lecture de type extensif, la production littéraire se stabilise et se tourne vers l’actualité ; enfin, à travers un nouvel essor, la composition interne du marché se décompose par niches spécialisées. Ces croissances sont cependant suivies par des « chutes » du roman, d’où l’existence de cycles, compris entre une dizaine et une cinquantaine d’années. Situées à un niveau intermédiaire, peu exploré, entre l’événement et la longue durée, ces « structures temporaires » (p.47) sont mises en relation avec les genres, définis de manière assez généreuse et floue comme « agencements morphologiques qui durent dans le temps, mais toujours un certain temps seulement » (p.47), illustrés par les évolutions graphiques parallèles du roman gothique, du roman historique ou épistolaire (pp.48-50). La figuration visuelle de ces variations quantitatives rend visible et consistante la notion d’ « horizon d’attente », développée par Jauss d’une manière plus "négative" (p.53). Si aucune des explications successives proposées ne semble parfaitement convaincantes à Moretti, il insiste sur le fait que ce qu’il propose au premier chef, c’est une rupture épistémologique. Ce qui compte, c’est « moins la réponse spécifique que la totale hétérogénéité du problème et de la solution : pour analyser des données quantitatives, j’ai dû abandonner l’univers quantitatif et me tourner vers la morphologie » (p.58). Si aucun résultat n’est établi de façon définitive, sont mis, cependant, en relation de façon éclairante des facteurs externes, sociaux ou historiques, comme l’alternance des générations de lecteurs ou des bouleversements politiques (sous la forme de crises, censures, guerres ou révolutions), et des paramètres propres au milieu littéraire, comme la présence temporaire de « romans médiocres » (p.45), l’alternance du sexe des écrivains ou les hiérarchies en vigueur dans le monde des lettres : « l’oscillation même […] permet au roman de puiser dans un double réservoir de talents et de formes, ce qui accroît sa productivité et lui donne un avantage sur nombre de ses concurrents » (p.63). Cette « cadence secrète » (p.63) de l’histoire du roman sort progressivement de l’ombre dans laquelle des échelles de recherche trop rapprochées ou trop éloignées l’avaient maintenue. La seconde partie, consacrée aux « cartes », propose cette fois de se détacher du texte par la réalisation d’« une modélisation de l’univers narratif qui redispose ses composantes d’une manière inattendue » (p.89). Deux types de modèles sont proposés. Le premier, réservé aux fictions comprenant un cadre de référence réaliste, vise à mettre en rapport la géographie et l’histoire « réelles » (rendues sensibles à travers des phénomènes tels que formation des Etats-Nations, développement de l’industrie cotonnière, ou expansion du commerce extérieur) et le cadre référentiel tel qu’il est présent dans les romans, nécessairement stylisé. L’objectif est de rendre compte de la manière dont l’évolution historique et sociale, telle qu’elle peut être connue, structure – ou pas – ses figurations imaginaires et fictionnelles (p.99). L’exemple développé par Moretti est celui des village stories (récits villageois), un genre britannique populaire propre au premier quart du XIXème siècle, dont se dégage un espace narratif circulaire (pp.71-72), progressivement complété lorsqu’il se diffuse dans le temps et l’espace : une série de récits villageois allemands fait ainsi figurer, à côté de la configuration circulaire, les espaces international et national, (p.99). Le second type de « diagramme », plus géométrique que géographique, envisage de représenter les rapports entre les différentes « forces » qui agissent au sein du monde fictionnel : sur le mode des schémas de la préface des Règles de l’art [8] consacrée à L’Education sentimentale de Flaubert, ils donnent à voir des configurations de type relationnel entre lieux et personnages, associées à des visions du monde et des mentalités spécifiques. La méthode appliquée à des romans du XIXème siècle dont l’action se situe à Paris donne ainsi moins d’importance à l’emplacement référentiel précis où se situent les personnages qu’aux relations qu’ils entretiennent entre eux - révélant que la plupart des jeunes héros ont pour objets de désir des femmes qui habitent sur l’autre rive de la Seine. La troisième partie, peut-être la plus originale, se situe au « micro-niveau des mutations stylistiques » (p.126) : elle propose la réalisation de « diagrammes morphologiques, par lesquels l’histoire et la forme sont systématiquement corrélées » (p.101). Prenant explicitement modèle sur L’origine des espèces de Darwin et la linguistique générative, ces « arbres » visent à articuler les innovations formelles, bâties sur une succession constante de divergences, d’exclusions et de convergences, et la sélection historique et sociale des formules esthétiques gagnantes, produites par le verdict du marché littéraire, soit le goût majoritaire des lecteurs. L’exemple du roman policier de Conan Doyle, « vainqueur » a posteriori, de cette lutte concurrentielle pour la survie, permet ainsi de relire les différents types d’indices (nécessaires ? visibles ? interprétables ?) disséminés dans les romans policiers (pp.104-105). Un second exemple développe la circulation internationale du style indirect libre (p.115), avec un arbre témoignant des différentes manières de décliner ce procédé stylistique, situé « à mi-chemin entre la doxa sociale et la voix singulière » (p.116), en fonction des auteurs. Le passage à ces graphiques mériterait cependant parfois d’être clarifié : la notion de « forme », dont Moretti ne propose aucune véritable définition, semble ainsi à géométrie variable. On voit mal en outre, à travers ces trois modèles, comment le distant reading peut se passer des compétences d’un close reader aguerri. Même si Moretti prend ponctuellement le soin d’expliquer avec une certaine rigueur comment il les constitue (p.88, pp.107-108), les diagrammes apparaissent tous finalement par une sorte d’effet magique, à partir d’une somme bien fournie de lectures faite depuis le point de vue d’un lettré dont la méthode fait appel à des évidences assénées de manière souvent peu pédagogique. Compter les livres, les mettre en série et en graphiques, ne uploads/Litterature/ ducournau-claire-franco-moretti-graphes-cartes-et-arbres.pdf

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