théorie de la littérature sous la direction d’Andrea Del Lungo 12 L’Abeille et

théorie de la littérature sous la direction d’Andrea Del Lungo 12 L’Abeille et la balance Ce volume paraît sous la responsabilité éditoriale de Pierre Glaudes. PARIS CLASSIQUES GARNIER 2015 Irène Langlet L’Abeille et la balance Penser l’essai © 2015. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN 978-2-406-05666-9 (livre broché) ISBN 978-2-406-05667-6 (livre relié) ISSN 2112-8790 Irène Langlet est professeur de littérature contemporaine à l’université de Limoges, où elle dirige le master Lettres et arts. Elle est spécialiste de science-fiction, des cultures médiatiques et des littératures non-fictionnelles. Elle a publié de nombreux articles sur l’essai ainsi que La Science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire (Paris, 2006) et dirige la revue internationale en ligne ReS Futurae. AVERTISSEMENT DATES, MISES À JOUR, [EDIT 2015] Le livre qu’on va lire est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 1995 à l’Université Rennes 2. Son développement a été synthétisé et son style a été clarifié, mais sa logique et ses matériaux ont été main- tenus, ainsi que certaines contextualisations désignées par « en 1995 ». J’ai voulu rendre sensible, de cette façon, la permanence de certaines questions (en poétique des genres, essentiellement), un moment signi- ficatif de leur saisie, et réaffirmer des propositions théoriques finales qui ne m’ont pas paru périmées. Chaque chapitre se termine sur une mise à jour bien distincte, qui tient compte des travaux parus depuis, et qui est introduite par [Edit 2015]. Tous les autres éléments du livre (introduction, conclusion, bibliographie, index) ont été entièrement refondus. RÉFÉRENCES Les références sont données en suivant la norme MLA : auteur, date et page entre parenthèses dans le texte, bibliographie complète en fin d’ouvrage. Parfois, la date de l’édition utilisée n’est pas la date originale de parution (par exemple dans le cas d’une traduction, ou d’une réédi- tion). Pour garder une vision exacte de l’historicité des textes cités, on a mentionné quand même la date originale entre crochets. Ainsi, par exemple, dans la phrase suivante : 8 L’ABEILLE ET LA BALANCE Adorno les combine dans son idéalisation du « terme d’“essai”, dans lequel l’idée utopique de toucher la cible va de pair avec sa conscience d’être faillible et provisoire » (Adorno, [1958], p. 21). L’appel de référence renvoie à la traduction française d’un texte allemand paru en 1958, telle que précisée en bibliographie : Adorno Theodor, [1958], « L’essai comme forme » [« Essay als Form », in Noten zur Literatur], in Notes sur la littérature, trad. par S. Muller, Flammarion, 1984, p. 5-29. TRADUCTIONS Sauf indication contraire en référence, les traductions sont de mon fait. INTRODUCTION Aux jardins d’essai Passée sous le règne de la fiction romanesque peu de temps après avoir proclamé son absolu dans l’autonomie de l’œuvre poétique, la littérature moderne et contemporaine a cependant vu s’épanouir une forme qui n’obéit à aucun de ces deux tuteurs : l’essai, richement discursif, obstinément référentiel, et tranquillement circonstanciel, toujours lié à son dehors. Distant des systèmes épistémologiques, narratologiques ou poétiques, tout en les convoquant selon le besoin de son argumentation oblique ; de style et d’écriture ostensiblement libertaires, tout en manœuvrant puissamment les leviers de la rhétorique, l’essai exige du lecteur la posture intellectuelle originale et proprement utopique qui est à sa source, dans le buisson de toutes ses variantes : essai littéraire, essai personnel, essai critique, essai philosophique ; informal essay, familiar essay, personal essay, periodical essay, scientific essay ; feingeistiger Essay, schöngeistiger Essay, literarischer Essay ; essais de critique et d’histoire, essai sur les mœurs et l’esprit des nations… et surtout : essai, essay, Essay. Simple ou profus, clair ou confus : y a-t-il même un « genre » de l’essai comme il existe un genre du roman, de la poésie, de la tragédie ? S’agit-il même de littérature ? L’essai peut être utilisé par l’écrivain de fiction, mais pour rédiger ses pensées effectives, ses observations concrètes ; le scientifique spécialisé s’en sert, mais pour se libérer de son protocole méthodique et transformer son langage austère en une écriture savoureuse. Son fondateur, Montaigne, est compté parmi les maîtres, et ses Essais parmi les chefs- d’œuvre de la littérature mondiale ; mais si des éditeurs qualifient d’« essais » un Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage ou Psychiatrie et antipsychiatrie, en passant par les Pensées de Pascal et une anthologie d’urbanisme, on craindra de galvauder le terme. Là, une thèse de littérature étudie les essais scientifiques de Stephen Jay Gould ; ailleurs, on écarte vigoureusement les écrits journalistiques d’un Heinrich Heine du genre de l’essai. Comment comprendre cette extension à élasticité variable ? 10 L’ABEILLE ET LA BALANCE La raison étymologique peut-elle guider le jugement ? Le nom de l’essai développe une constellation de sens proches, dont les théories de l’essai ont raffiné à loisir les distinguos. De son origine latine exagium : « balance », viennent « mesure », « pesée sur un instrument », d’où découlent, à l’époque où Montaigne s’en empare : « mise à l’épreuve, test, tentative, travail d’approche, première expérience », et coup d’essay, ou course, ou galop d’essai. Montaigne est mis en regard de Bacon, dès ce bouquet de significations, où le premier semble du côté du tâtonnement infini, de la pesée minutieuse toujours recommencée, lorsque le second préfère le test d’une pensée avant sa mise en œuvre méthodique. Adorno les combine dans son idéalisation du « terme d’“essai”, dans lequel l’idée utopique de toucher la cible va de pair avec sa conscience d’être faillible et provisoire » (Adorno, [1958], p. 21) ; Glaudes et Louette ([1999]), espièglement, poussent jusqu’au bout le curseur baconien du « test avant transformation » en évoquant l’essai au rugby – arrêt net du ballon au sol, mais qui demande, pour bien compter, sa transformation par un coup de pied – en l’air, cette fois. Auparavant, Starobinski a laissé plutôt les rêveries de l’air développer d’autres sens : d’examen, parent d’exagium, il ne retient pas la « languette de la balance » ou l’« examen exigeant » mais l’« essaim d’abeilles » comparé à la nuée de mots et d’idées qui se dissé- minent dans l’essai. Barthes s’y serait en partie retrouvé, qui désignait le discours essayiste amoureux comme « le vol du moustique » ou les « courses d’une mouche1 » : discours erratique, cette fois, qui revient sur lui-même ou s’élance sans garantie, en zigzaguant. L’essaimage erratique inspire des images d’archipel au lecteur familier de Char et de Glissant2 ; la suspension du jugement, l’acte de la pesée dans son équilibre maintenu, accueille toute une pensée de l’essai comme entre-deux (entre philoso- phie et littérature, science et poésie, raison et sentiment) ; Müller-Funk (1995, p. 288) se laisse tenter par le rapprochement inattendu de cet essayisme de l’entre-deux indécidable, « tantrisme de la pensée » selon ses termes, avec l’occitan assag, épreuve d’amour courtois où l’on couche dans le même lit sans se toucher. Les mots de l’essai esquissent ainsi, d’emblée, des rêveries théoriques et des lignes de forces conceptuelles pour un genre insaisissable, entre l’équilibre et la profusion, la balance et l’abeille. Cherche-t-on à comprendre l’agencement de l’essai, « ordre 1 Barthes, 1977, p. 10 et p. 233. 2 Guest, 2013, p. 451. INTRODUCTION 11 sourd » selon Diderot ? Glaudes et Louette le mettent en balance avec l’ordre sûr du traité ; puis sa composition pleine de bifurcations prépare une décomposition assumée (Glaudes, 2014, p. 68). Chez Dumont, ce serait plutôt, reprenant les mots de Barthes, une « pensée composée1 » ; les auteurs de son corpus rappellent au souvenir le beau mot québécois de rapaillage, qui nuance la « farcissure » si souvent citée de Montaigne : plutôt qu’une augmentation par le dedans, le rapaillage est un bricolage, rapiéçage et rafistolage de surface où tout s’entremêle et se fond sans fin, évoquant la texture, le tissu, le Texte barthésien. De tous ces mots émergent des prises possibles pour poser l’essai sur le métier et en faire l’étude ; mais en tenant ensemble, pour ne rien perdre de cette richesse suggestive, les éléments de l’essai et les éléments des théories de l’essai, dans une démarche de poétique réflexive. POUR UNE MÉTAPOÉTIQUE COMPARÉE Un tel programme méthodologique paraît-il trop abstrait ? Regardons par-dessus l’épaule d’un honnête chercheur en littérature qui voudrait éclaircir, à sa modeste mesure, le genre profus effleuré plus haut. Avec confiance tout d’abord dans l’étude inductive, et séduit, peut-être, par les résonances entre deux œuvres majeures dont les auteurs n’ont pourtant guère dialogué in vivo, il se fixera un objectif en apparence fort raisonnable : une « recherche des critères de classification générique de l’essai littéraire à travers la comparaison des œuvres de Paul Valéry et Robert Musil ». Aller des textes au genre, en mettant tout d’abord en réserve les dilemmes du cercle herméneutique et en faisant le pari de leur résolution, en fin de parcours – ou, à tout le moins, d’une clarté de la vision du genre transformant en vertus les vices de ce cercle redoutable : voilà le projet. Mais uploads/Litterature/ e-langlet-l-x27-abeille-et-la-balance.pdf

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