Hommes et migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoire

Hommes et migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoires 1288 | 2010 Langues et migrations Écrire en français quand on vient d’ailleurs Le dictionnaire des écrivains migrants Ursula Mathis-Moser et Birgit Mertz-Baumgartner Édition électronique URL : http:// hommesmigrations.revues.org/875 DOI : 10.4000/hommesmigrations.875 ISSN : 2262-3353 Éditeur Cité nationale de l'histoire de l'immigration Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2010 Pagination : 110-116 ISSN : 1142-852X Référence électronique Ursula Mathis-Moser et Birgit Mertz-Baumgartner, « Écrire en français quand on vient d’ailleurs », Hommes et migrations [En ligne], 1288 | 2010, mis en ligne le 29 mai 2013, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://hommesmigrations.revues.org/875 ; DOI : 10.4000/hommesmigrations.875 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. Tous droits réservés 110 Dossier I Langues et migrations I Écrire en français quand on vient d’ailleurs Le dictionnaire des écrivains migrants Par Ursula Mathis-Moser et Birgit Mertz-Baumgartner, Institut für Romanistik, Universität Innsbruck Un dictionnaire raisonné à paraître en 2011 répertorie pour la première fois, de manière systématique, les auteurs migrants ayant adopté le français comme langue d’écriture. Avec ses 300 entrées, d’Alain Mabanckou à Atiq Rahimi, en passant par Amélie Nothomb, Dai Sijie ou Andreï Makine, ce dictionnaire envisage la migration en tant que source de créativité. Car ces écrivains modulent de l’intérieur la langue française pour traduire des imaginaires venus d’ailleurs. Un choix linguistique qui permet de comparer les différentes modalités de leur reconnaissance dans le champ littéraire français. Géographies intimes © Isabelle Niot I hommes & migrations n° 1288 111 “Au début, il n’y [a] qu’une seule langue”, on y naît et grandit, pour vite découvrir que cette “seule” langue en apparence si naturelle, unique, coexiste, sur un même territoire, avec d’autres langues maternelles, nationales, d’usage et autres. En fait, c’est cette première langue qui, dès le début, établit en nous une sensation de différence : elle fait la différence, enseigne la différence et invite à découvrir d’autres langues et d’autres altérités. Découvrir et intégrer une autre langue tout en la transformant, circonscrit aussi la trajectoire des légions d’auteurs qui écrivent en français mais viennent d’ailleurs, et le phénomène n’est pas nouveau : tout au long des siècles, ils ont enrichi le corps de la littérature française. Ceux qui écrivaient avant le XXe siècle ont bel et bien été “incorporés” au corpus national, comme les Rousseau et les Zola, comme les Apollinaire, les Ionesco et les Beckett par la suite. Le Paris de la première moitié du XXe siècle accueille les avant-gardes littéraires européennes, sert de plaque tournante aux intellectuels et écrivains latino-américains, héberge des auteurs d’origine juive et finit par élire des auteurs venus d’ailleurs à l’Académie française(2). Puis, avec la redécouverte du concept de la francophonie au milieu du XXe siècle, apparaît la catégorie d’auteurs francophones, “considérés comme non français ou appartenant à la double culture”, selon une définition en usage à la Bibliothèque nationale de France en 2005(3). Mais, à y regarder de plus près, on y rassemble surtout des auteurs ressortissants des anciennes colonies, sans toucher aux Yourcenar, aux Michaux ou aux Cioran, à qui on continue de réserver une place d’honneur dans le casier de la “littérature française”. Cependant, les catégorisations commencent à fléchir et se feront de plus en plus perméables vers la fin du siècle. Il devient évident que la francophonie ne se limite pas aux anciennes colonies de la France et il devient évident aussi que, de plus en plus, les auteurs eux-mêmes refusent de se voir accoler des étiquettes “français”, “francophone” ou autres. Le manifeste “Pour une littérature-monde en français”publié en 2007 dans Le Monde(4) et signé par 44 auteurs, marque pour l’instant l’apogée de cette évolution : les signataires, désireux de libérer la langue française “de son pacte exclusif avec la nation”, annoncent la fin de la francophonie, le centre serait désormais “partout, aux quatre coins du monde”. “Au début, il n'y avait qu’une seule langue. Les objets, les choses, les sentiments, les couleurs, les rêves, les lettres, les livres, les journaux, étaient cette langue. Je ne pouvais pas imaginer qu’une autre langue puisse exister, qu'un être humain puisse prononcer un mot que je ne comprendrais pas.” Agota Kristov, L'Analphabète(1) 112 Dossier I Langues et migrations I Mais revenons à la France et à la notion de “littérature nationale”, terme devenu presque obsolète depuis que la littérature de langue française écrite à l’intérieur de l’Hexagone se conçoit de moins en moins comme produit exclusif de ceux qui “naissent” dans cette langue : elle est inventée et façonnée aussi par ceux qui, pour les raisons les plus diverses, l’acquièrent et l’adoptent comme langue d’expression et langue d’écriture. De tout temps, la France a été un pays d’immigration si bien qu’aujourd’hui “le quart, voire le tiers, de la population […] est issu de l’immigration, pour peu que l’on remonte jusqu’aux arrière-grands-parents(5)”. Si, en dehors du voyageur cosmopolite et intellectuel d’antan, des vagues d’immigration ont jalonné l’histoire de la France – des Espagnols fuyant la guerre civile et la dictature de Franco, les Italiens du Sud fuyant la misère économique, etc. –, l’immigration de masse s’est nettement renforcée à l’ère post-coloniale : avec l’indépendance des colonies d’abord (Afrique subsaharienne, Maghreb), ensuite avec les ébranlements idéologiques, politiques et économiques secouant le monde – les dictatures en Roumanie et en Amérique latine, le massacre de Tian’anmen, les guerres civiles en Algérie et au Rwanda, la misère économique du soi-disant Tiers-monde, etc. La France devient ainsi le pays d’élection(6) des immigrants en provenance de pays francophones et non-francophones et il est évident que cette diversité des lieux d’origine et des motivations du départ, des histoires individuelles et collectives se réfléchit aussi au niveau des textes littéraires que nous fournissent ces auteurs migrants. Passages et ancrages : le dictionnaire des écrivains migrants “Auteurs migrants” – c’est cette notion que les coordinatrices du dictionnaire Passages et ancrages. Dictionnaire des “écrivains migrants” en France depuis 1981(7) ont choisie pour cerner un sujet qui, de par sa richesse et sa complexité, mériterait bien plus de pages. S’inscrivant dans l’extrême contemporain, l’ouvrage rend compte des phénomènes de la mondialisation et de la migration qui marquent l’époque actuelle et influencent dès lors profondément aussi le champ littéraire français. Fait plus important encore, au lieu d’insister sur les facettes problématiques et négatives de la migration, telles que le déracinement ou la perte de repères, le Dictionnaire des “écrivains migrants” considère la migration comme une source de créativité, comme un catalyseur de la création artistique et, plus spécifiquement, littéraire. Nancy Huston exprime cette idée de la manière suivante : “[L’]exil n’est que le fantasme qui nous permet de fonctionner, et notamment d’écrire(8).”Et Andrée Chedid, pour sa part, avoue que son exil parisien lui garantit la distanciation et l’indépendance nécessaires à la création.(9) I hommes & migrations n° 1288 113 Le terme “écriture migrante” en tant que tel est vague et moins connoté que celui d’immigration, et permet d’envisager l’apport des voix d’ailleurs sous l’angle du mouvement, du déplacement et de la migration plutôt que sous celui de l’origine nationale ou d’une problématique politique et sociale quelconque. Autant que sur le processus d’émigrer/immigrer, la littérature migrante focalise l’attention sur la Befindlichkeit (le ressenti) d’auteurs produisant dans un entre-deux culturel. Il permet d’examiner des “sujets migrants” dont l’œuvre littéraire s’inspire, souvent mais pas exclusivement, des facettes multiples de cette expérience. Il souligne aussi que l’intérêt réside moins dans la réalité concrète, géographique ou ethnique, d’une émigration-immigration que dans “le mouvement, la dérive, les croisements multiples(10)” que suscite une telle expérience migratoire au niveau du texte. L’écrivain migrant apparaît donc comme un passeur entre les cultures, son expérience lui permettant de considérer avec un certain recul aussi bien sa culture d’origine que sa culture d’accueil. Il invente des personnages et topographies multiples et a recours à des stratégies discursives spécifiques : métaphores de la pluralité, procédés de distanciation comme l’humour ou l’ironie, dédoublement voire multiplication de perspectives, polyphonie de voix et de genres, etc.(11) Il se risque même à utiliser la langue française “à rebours” : parfois, le code-switching à l’intérieur d’un texte lui permet de faire alterner des langues ou des sociolectes. Parfois aussi, la langue maternelle, son rythme, “transparaissent” dans le texte français et font entendre, sous la langue, “l’imaginaire d’une autre langue(12)”. Mais que ce soit par des moyens linguistiques, thématiques ou autres, cette nouvelle esthétique de la pluralité et de l’hybride incite toujours à repenser les notions d’identité, de nation, de culture et d’appartenance et ouvre des perspectives inédites sur le monde contemporain. Le temps de la reconnaissance Quels sont donc ces auteurs migrants répertoriés pour la première fois de manière systématique ? Le Dictionnaire des “écrivains migrants” se propose de présenter plus de 300 auteurs issus de plus de 50 pays différents. Ils ne sont pas nés en France, ni de parents français vivant en dehors du territoire national, et ont vécu de manière consciente, autrement dit en tant que jeunes adultes ou plus tardivement, l’expérience L ’écrivain migrant apparaît donc comme un passeur entre les cultures, son expérience lui uploads/Litterature/ ecrire-en-francais-quand-on-vient-d-x27-ailleurs.pdf

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