— — 1 Écrits anciens concernant Ibn Taymiyya J. La lettre d’Ibn Murrī aux disci
— — 1 Écrits anciens concernant Ibn Taymiyya J. La lettre d’Ibn Murrī aux disciples d’Ibn Taymiyya On sait peu de choses de Shihāb al-Dīn Aḥmad b. Muḥam- mad b. Murrī. En 725/1324-5, il fut condamné par le juge māli- kite al-Ikhnā’ī (m. 732/1331-2) et expulsé du Caire avec sa famille pour avoir publiquement partagé les vues d’Ibn Tay- miyya sur la demande d’aide (istighātha) au Prophète et le fait de passer par lui pour accéder à Dieu (tawassul). Uléma ḥanba- lite originaire de Baalbek, il était de fait un des disciples du théologien-muftī damascain1. Contrairement à nombre d’autres ḥanbalites, Ibn Murrī ne paraît pas avoir eu de réserves vis-à- vis de l’intérêt de son shaykh pour la philosophie et, plus géné- ralement, le rationalisme. Que du contraire ! Dans la lettre, tra- duite ci-dessous, qu’il envoya aux autres compagnons d’Ibn Taymiyya peu après sa mort2, il écrit par exemple que l’œuvre volumineuse d’Ibn Taymiyya qu’il intitule La réfutation des croyances des philosophes est « une œuvre sans pareille » et que « rien de pareil à elle ne brisera les philosophes ». Il consi- dère par ailleurs comme « une des merveilles de l’existence » l’ouvrage qu’il « composa pour repousser la contradiction de la raison et de la tradition », à savoir le fameux Dar’ ta‘āruḍ al- ‘aql wa l-naql. Cette largeur d’esprit d’Ibn Murrī n’est cependant pas l’as- pect le plus fascinant de sa missive. L’intérêt principal de celle- ci tient en effet à ce qu’on y apprend de sa profonde préoccu- pation qu’un maximum d’écrits d’Ibn Taymiyya survivent et des mesures pratiques qu’il recommande à ses correspondants pour assurer une telle survie. Les mètres de rayonnage que les éditions modernes des œuvres du théologien-muftī occupent dans une bibliothèque sont trompeurs. Ils semblent en effet suggérer que, depuis le début du VIIIe/XIVe siècle, ces œuvres ont été conservées telles quelles, en une continuité défiant les ravages du temps. La réalité historique s’avéra pourtant bien différente dès le départ, pour une série de raisons concernant lesquelles on se contentera de renvoyer ici à l’excellente ana- lyse que C. Bori en a donnée3. Ibn Murrī a ceci d’extraordinaire qu’il ne fut pas seulement pleinement conscient des risques menaçant la survie des écrits taymiyyens après le décès de leur auteur mais élabora dans sa lettre un programme détaillé pour les réduire à rien ou, à tout le moins, les minimiser. Pour pouvoir parler comme il le fait de l’état délabré, inquiétant, du corpus d’Ibn Taymiyya après 728/ 1328, et des domaines d’expertise des quelques compagnons de celui-ci sur qui il compte pour remédier à cette situation, il doit avoir été particulièrement proche du théologien damascain et avoir occupé une place relativement centrale dans son entou- rage. Quant à son plan de sauvetage du corpus taymiyyen, qu’il s’agisse par exemple du désir de prendre en compte tous les écrits, même les plus courts, de la volonté de les respecter en tant que tels, sans « les abréger même s’il s’y trouve beaucoup de répétitions », d’en collationner les manuscrits pour en don- ner une édition critique et de faire la différence entre les écrits authentiques et les pseudépigraphes, il est d’une qualité qu’on 1. Voir C. BORI, Collection, p. 52-53 ; J. HOOVER, Ibn Taymiyya, p. 36-37. 2. C. BORI, Collection, p. 53, estime que cette lettre fut écrite entre 728/1328 et 731/1330-1. 3. Voir C. BORI, Collection, p. 54-57. souhaiterait trouver chez certains éditeurs modernes d’auteurs anciens. Si Ibn Murrī se soucie à ce point de transmettre la pensée authentique d’Ibn Taymiyya, c’est aussi du fait de sa profonde conviction qu’elle offre une compréhension sans égale de la religion, destinée à exercer dans l’avenir une influence compa- rable à celles d’al-Bukhārī et d’Ibn Ḥanbal. D’où l’importance, pour lui, de convaincre les compagnons à qui il envoie sa lettre de se consacrer sans réserve, collectivement, à la mise en œu- vre de son plan. Le plus compétent d’entre eux, Ibn Rushayyiq, jouera bien sûr un rôle central mais devra être secondé par deux ou trois autres, parmi lesquels Ibn Qayyim al-Jawziyya, et, plus généralement, aidé matériellement, financièrement, par tout le groupe. Il faudra aussi consulter les membres les plus âgés de celui-ci avant que la mort les emporte. Il est impossible de savoir dans quelle mesure Ibn Murrī fut écouté et, notamment, si ses instructions furent suivies à la lettre. Ainsi, Ibn Rushayyiq et ses collaborateurs s’abstinrent- ils effectivement d’introduire des changements significatifs, d’abréger ou d’éditer indûment certains textes taymiyyens ? Ou bien faut-il voir dans les versions qui nous en sont parvenues le produit de leur travail collectif d’éditeurs plutôt que des textes originaux, demeurés à travers les siècles tels qu’Ibn Taymiyya les avait écrits de sa main ? On ne le saura sans doute jamais, à moins de patiemment comparer les éditions modernes avec des autographes du théologien-muftī quand ils existent encore. Les modes de survie et de transmission des œuvres et des doctrines des ulémas de l’époque mamlūke constituent un uni- vers encore largement inexploré. La lettre d’Ibn Murrī aux dis- ciples d’Ibn Taymiyya ouvre sur cet univers une fenêtre que seul un acteur direct, plus encore qu’un témoin, pouvait ouvrir. Alors que l’objet premier de cette lettre ne relève pas de la reli- gion, son auteur s’y exprime d’une manière fortement reli- gieuse. Il doit donc avoir considéré qu’un tel langage, plutôt que d’être inapproprié, serait le plus à même de « parler » à ses correspondants. Si un langage autant imprégné de religion fut de fait usuel dans l’entourage d’Ibn Taymiyya et, notamment, entre celui-ci et ses compagnons, il semblerait indiqué de moins voir en ceux-ci de simples étudiants d’un uléma que des disciples d’un véritable maître spirituel. Divers analystes, au- jourd’hui encore, s’obstinent à accuser le théologien-muftī d’opposition radicale au soufisme (comme si le soufisme était un phénomène unique, homogène, et non un large éventail de cheminements divers, s’étendant notamment de la stricte obé- dience jusqu’à l’anomie). Ils auront tout intérêt à lire cette lettre d’Ibn Murrī car elle conduit effectivement à penser que, pour ses compagnons, Ibn Taymiyya fut lui-même, à certains égards et entre plusieurs autres choses, le shaykh d’une sorte de petite confrérie soufie. TRADUCTION 4 LETTRE DU SHAYKH ḤANBALITE AḤMAD B. MUḤAMMAD B. MURRĪ AUX DISCIPLES DU SHAYKH DE L’ISLAM IBN TAYMIYYA Au nom de Dieu, le Miséricordieux, Celui Qui fait miséri- corde. 4. Aḥmad b. Muḥammad B. MURRĪ, Risāla, in M. ‘U. SHAMS, & ‘A. b. M. AL-‘UMRĀN (éds), Jāmi‘, p. 151-158 (sigle R). — — 2 Ô les frères, N’oubliez pas les textes de notre shaykh expert, discernant, véridique – Dieu sanctifie son esprit ! – établissant les signifi- cations des paroles du [Dieu] Béni et Très-Haut pour exposer les quatre sages desseins (ḥikma) placés par Dieu – Loué est- Il ! – dans la déroute de l’armée du Messager le jour d’Uḥud1, à savoir ces paroles du Très-Haut : « Pour que Dieu connaisse ceux qui ont cru, qu’Il choisisse parmi vous des martyrs – et Dieu n’aime pas les injustes –, qu’Il purifie ceux qui ont cru et fasse disparaître les mécréants2. » Ne négligez donc pas le commandement de penser valide- ment à ces nobles significations et à d’autres. Ne soyez pas affligés du fait de ce qui s’est produit. Dieu est assurément vivant ; Il ne meurt pas et Lui - loué est-il ! – est le garant de la victoire de la religion et de ses adeptes, Celui Qui teste Ses esclaves en ce par quoi Il les éprouve, Celui Qui est informé de l’ensemble de leurs intérêts, le doux à leur égard et le guide de qui Il veut vers une voie droite. Ne se lance contre Dieu que quelqu’un qui périt et le bienheureux est celui qui fait ce qui lui incombe jusqu’à son trépas et celui qui veut la rétribution majeure, complète, conseiller les créatures, diffuser le savoir de cet imām que [152] l’arrêt de la mort a enlevé d’entre nous et de beaucoup des sciences dispersées, supérieures, desquelles on craint l’effacement avec le passage répété des nuits et des jours. La voie [à suivre] en ce qui le concerne est donc de s’ef- forcer grandement à transcrire ses œuvres mineures et ma- jeures, précisément, sans intervenir en elles ni [les] abréger, même s’il s’y trouve beaucoup de répétitions, de les colla- tionner, d’en multiplier les copies et de les diffuser, de réunir les [écrits] semblables et incertains en un seul endroit et de profiter de la vie de ceux des frères les plus âgés qui restent. C’est comme si nous étions tous parfaitement morts ! Il est temps, et ce que nous avons avec nous nous suffira face à ce que nous avons laissé échapper par grande tristesse. Pour la face de Dieu, assemblée des frères, ne traitez pas le temps présent comme vous avez traité le temps qui s’est écoulé ! Sa vie – Dieu lui fasse miséricorde et soit satisfait de lui ! – avait en effet l’espoir uploads/Litterature/ ecrits-anciens-concernant-ibn-taymiyya-j-la-lettre-d-x27-ibn-murri-aux-disciples-d-x27-ibn-taymiyya.pdf
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- Publié le Mai 16, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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