Éditer des textes alchimiques médiévaux par Sylvain Matton On peut sans doute c
Éditer des textes alchimiques médiévaux par Sylvain Matton On peut sans doute contester l’idée qu’il existe une spécificité des problèmes d’édition des textes alchimiques 1 et considérer que, simplement, ces textes réunissent ou posent de manière particulièrement aiguë des problèmes auxquels se trouve confronté tout éditeur de textes littéraires, philosophiques, théologiques ou scientifiques 2 dès lors que, se plaçant dans une perspective d’histoire des idées, il a pour horizon une édition “savante” visant à mettre à la disposition des chercheurs l’ensemble des données disponibles sur un texte seul ou sur un corpus de textes 3 . Il n’est cependant pas sûr que l’éditeur d’un texte alchimique non seulement puisse mais même doive toujours tenter de satisfaire aux trois exigences d’une telle édition savante “historico-critique”, qui sont : 1° dater le texte et identifier son 1. Une des rares questions spécifiques — peut-être la seule — est celle de savoir s’il faut traiter les symboles alchimiques comme des abréviations, et par suite, les transcrire ou s’il convient de les reproduire. Cette dernière solution rencontrait essentiellement des obstacles matériels, d’ordre typographique, que permet de résoudre aujourd’hui la PAO (publication assistée par ordinateur) : les logiciels de dessin de polices de caractères autorisent en effet la confection de tous les symboles nécessaires, y compris ceux qui paraissent propres à un seul auteur ou à un seul manuscrit, et jusqu’aux moindres variantes pour les apparats. Cette solution a certes l’avantage de l’exactitude. Mais elle vaut surtout pour des éditions qui tendent vers l’édition diplomatique, qui s’adresse essentiellement au spécialiste. De telles éditions présentent en effet l’inconvénient de gêner la lecture du texte pour le lecteur peu habitué à l’emploi de ces symboles. Mais si l’on opte pour la transcription des symboles (comme l’a fait ici Renan Crouvizier pour l’édition de l’Épître à Maître Abraham de Valerand Du Bois-Robert), celle-ci se révèle souvent très difficile, en particulier dans le cas des textes latins, non seulement en ce qui concerne les symboles des métaux — qui peuvent être transcrits soit par leur nom commun (et même alors, faut-il écrire, pour les textes latins, argentum vivum, mercurius, voire, pour les textes de la Renaissance, hydrargyrus, “mercure” ou “argent vif” ou “vif argent” pour les textes français ?) ou par leur nom planétaire (faut-il écrire Sol ou aurum, “soleil” ou “or” ?) —, mais aussi en ce qui concerne les symboles plus fluctuants des composés ou des instruments alchimiques. 2. Pour les textes scientiques, voir T. H. Levere (éd.), Editing Texts in the History of Science and Medicine. Papers Given at the Seventeenth annual Conference on Editorial Problems, University of Toronto, 6-7 November 1981, New York, 1982. 3. Sur cette question, voir S. Scheibe, « Les finalités sociales : quelles éditions pour quel public ? », dans : La Naissance du texte : Archives européennes et production intellectuelle (Pré- tirage), Colloque International, Paris, 23-25 septembre 1987, CNRS, p. 53. VI Sylvain Matton auteur ; 2° retracer son histoire (établissement du texte “authentique”, ou du texte original, de ses modifications, voire de ses métamorphoses, s’il a été remanié par l’auteur lui-même ou par d’autres, etc.) ; 3° déterminer ses sources et reconstituer sa fortune (diffusion, commentaires qu’il a suscités, influence, etc.). Il convient en effet de ne pas perdre de vue qu’en ce qui concerne la littérature alchimique la notion même de texte doit parfois être reconsidérée. En tant qu’art ou technique, l’alchimie a suscité la production d’écrits qui n’ont pas le statut de textes littéraires, philosophiques, ou de traités scientifiques à proprement parler, ni ne furent même produits par leur auteur comme des “textes” 4. Ces écrits sont, au premier chef, les receptæ (recettes généralement brèves) ou les practicæ (recettes développées ou suites plus ou moins ordonnées de recettes, de procédés) ; mais ils incluent parfois jusqu’aux theoricæ (lesquelles exposent une théorie alchimique soit sur le grand œuvre en général, soit sur des problèmes particuliers) et, par suite, jusqu’aux summæ (ouvrages qui essaient d’embrasser la totalité du savoir alchimique, lesquelles summæ se composent d’une theorica et d’une practica). Ce statut particulier des textes alchimiques médiévaux, que l’on pourrait qualifier à la fois d’expérimental et de work in progress, explique pour partie l’extrême propension des copistes à se livrer à des pratiques d’interpolations, de suppressions ou d’additions, voire de réécriture, dans la mesure où — comme l’observait M. Berthelot déjà à propos des écrits alchimiques grecs — en tant que « livres industriels […], ils étaient exposés à être rectifiés, complétés par chaque copiste, bref, mis au courant des connaissances acquises, comme le sont les ouvrages techniques de nos jours » 5. 4. Ainsi que l’a fait observer B. S. Hall (« Editing Texts in the History of Early Technology », dans : T. H. Levere [éd.], Editing Texts in the History of Science and Medicine, pp. 69-100, ici p. 70), « Derk deSolla Price has remarked on the circumstance that the business of men and women concerned most closely with technology is not to leave textual remains for posterity. Their business was to produce objects and artifacts, not texts. Such people are in that respect utterly unlike those most editors treat. We scholars are people of the book ; we study persons who produced texts, whether of poetry or philosophy, novels or mathematical papers. Thus we easily fall into the error of behaving as if we believed all men wish to produce texts. Scholars subordinate objects to texts. In the study of past scientists for example, we may have some access to non-textual remains, specimens, for example of laboratory apparatus, but for the scientists who used them, these objects were but the means to make texts, and so we treat the artifacts as matter for footnotes or appendices. Yet if we wish to take seriously the worlds defined by technology, or the lives of men and women who used technology, if we wish to examine the documents we do have at hand from the realm of technology, then we must begin by accepting a slightly humiliating degradation of our favorite objects of study, texts, to a peripheral status. » 5. M. Berthelot, Les Origines de l’alchimie, Paris, 1885, p. 102. Il conviendrait d’étudier précisément les conditions de production et de transmission des manuscrits alchimiques au Moyen Âge et à la Renaissance, et d’établir si la fluctuation ou la stabilité d’un texte alchimique médiéval dépend ou non de sa réception dans le monde scientifique et universitaire. Car si — contrairement à ce que pourrait laisser croire l’idée d’une tradition alchimique telle que se la représente l’occultisme contemporain — la plupart des adeptes ne paraissent pas nourrir un respect scrupuleux du texte, le modifiant, pour leur usage privé, en fonction de leurs propres expériences et théories, certains d’entre eux (tels Oronce Finé ou celui qui forma la collection Caprara conservée à la Biblioteca universitaria de Bologne) collation- Éditer des textes alchimiques médiévaux VII Il est donc légitime de s’interroger, face à certains textes alchimiques, sur la validité de la conception traditionnelle d’une édition critique visant à établir le “texte authentique” d’une œuvre (qu’il s’agisse, comme c’est le cas, le plus souvent, du texte original de cette œuvre ou d’une ou de plusieurs versions postérieures qu’en ont données son ou ses auteurs), puisque la question consiste précisément à savoir si, pour de tels textes alchimiques, la notion même de “texte original” reste toujours pertinente. De fait, à côté de certains écrits alchimiques susceptibles d’être datés, voire attribués à un auteur connu, et dont on peut alors tenter d’établir le “texte original”, il en existe de nombreux autres pour lesquels une telle tentative se révèle impossible, en raison même de leur genre. Tel est avant tout le cas des recettes : Guy Beaujouan a de manière pertinente souligné que l’ « on a trop tendance à les considérer comme “populaires”, voire “folkloriques”, surtout lorsqu’elles sont en langue vulgaire », alors qu’« en réalité, beaucoup d’entre elles proviennent d’ouvrages savants » 6 ; mais repérer la source “savante” d’une recette ne saurait justifier que l’on ramène et réduise cette dernière à sa source, car si la variation d’une recette par rapport à cette source peut relever de fautes de copie, elle peut aussi être le fruit d’un remaniement volontaire, fondé soit sur l’expérience soit sur des raisons a priori, qui en font alors une recette nouvelle et donc “originale”. C’est aussi éminemment le cas des “rosiers” ou “rosaires” (Rosaria), productions assez communes de la littérature alchimique, qui, le plus souvent, corres- pondent moins à des florilèges entendus au sens strict 7, qu’à ces « recueils de citations qui nèrent cependant les manuscrits, et tentèrent d’établir un texte “authentique”, mais sur des bases parfaitement subjectives qui rendent à peu près inutilisable pour l’éditeur moderne le texte ainsi établi. Par ailleurs, certains textes alchimiques médiévaux nous ont été transmis sous une forme inhabituellement stable. Tel est le cas de la Summa perfectionis de “Geber”, que, comme l’explique son éditeur, William R. Newman (The Summa Perfectionis of Pseudo-Geber, A Critical Edition, Translation & Study, Leyde, 1991, uploads/Litterature/ editer-des-textes-alchimiques-medievaux.pdf
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- Publié le Jul 24, 2022
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