Editions Esprit Le destin de l'anatomie: Entretien avec Thomas Laqueur Author(s

Editions Esprit Le destin de l'anatomie: Entretien avec Thomas Laqueur Author(s): Thomas Laqueur and Jonathan Chalier Source: Esprit, No. 436 (Juillet-août 2017), pp. 78-84 Published by: Editions Esprit Stable URL: https://www.jstor.org/stable/44290475 Accessed: 04-12-2022 09:15 UTC JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at https://about.jstor.org/terms Editions Esprit is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Esprit This content downloaded from 195.220.128.226 on Sun, 04 Dec 2022 09:15:52 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Le destin de l'anatomie Entretien avec Thomas Laqueur Dans votre livre , la Fabrique du sexe, vous proposez une généalogie de la distinction entre le sexe et le genre 1 , dans le cadre dyun projet de recherche commencé par la Fabrique du corps moderne2. Le concept de « corps »permet-il une manière neutre de parler de la distinction entre le genre et le sexe ? Pourquoi le corps et non la chair iQuelleest la contribution du christianisme h la fabrique du corps moderne ř Je considère que le terme de « chair » fait référence à la substance dont nous sommes faits, tandis que le « corps » renvoie à la chair organisée anatomiquement et morphologiquement, c'est-à-dire à la forme maté- rielle dans laquelle nous vivons - et avons vécu - dans ce monde depuis environ 200 000 ans. Le « corps » n'est peut-être pas un terme neutre parce qu'il charrie tout un bagage métaphysique. Depuis Descartes, il est difficile de considérer le corps comme autre chose que ce qui se tient dans une relation déconcer- tante avec l'« esprit » ou, pour revenir aux commencements du dualisme chez Platon, le soma (« corps ») avec la psyché (« âme » ou « esprit »). Ensuite, si la signification du corps varie selon les époques, si le corps a une histoire et si nous acceptons qu'un objet change selon les différentes manières de le décrire, alors l'idée d'un corps neutre et stable ne va pas de soi. Enfin, le mot « corps » s'accompagne souvent d'un qualificatif : « le corps de l'esclave », « le corps de l'indigène », « le corps du héros », etc. Il est donc difficile de considérer ce terme comme complètement neutre. Cela étant, on ne peut pas étudier l'histoire du corps sans croire qu'il y a quelque chose dans le monde que nous pouvons appeler « un » ou « le » 1 - Thomas Laqueur, la Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident [1990], traduit par Michel Gautier, Paris, Gallimard, 1992 (rééd. « Folio essais », 2013). 2 - Catherine Gallagher et T. Laqueur (sous la dir. de), The Making of the Modem Body. Sexuality and Society in the Nineteenth Century , Oakland, University of California Press, 1987. /78 This content downloaded from 195.220.128.226 on Sun, 04 Dec 2022 09:15:52 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Le destin de l'anatomie corps, plus ou moins invariant - ou « neutre », comme vous dites. Il y a bien une manière pour le corps d'être plus ou moins ce qu'il a toujours été et ce qu'il est partout. Je suis, en ce sens, un réaliste. Si le corps a réel- lement changé - si, par aventure, on ouvrait le corps d'une nonne pieuse, pour découvrir un Christ en croix dans son cœur ; ou bien si le corps était radicalement différent dans d'autres cultures, de telle sorte que, par exemple, les cadavres des moines tibétains qui, après avoir médité toute leur vie, ne se décomposent pas - alors je n'aurais pas grand-chose à dire en tant qu'historien. Je ne pourrais pas expliquer comment une croix s'est retrouvée là, ni comment les cadavres des moines résistent à la décom- position. Un miracle ? De la physiologie paranormale ? Ce n'est pas mon rayon. Mais je peux expliquer dans quelles circonstances et peut-être pour quelles raisons les gens ont pu croire que de telles choses ont eu lieu. Si le corps a une histoire et si nous acceptons qu'un objet change selon les différentes manières de le décrire, alors l'idée d'un corps neutre et stable ne va pas de soi. Dans la vie quotidienne, le choix du mot « corps » ou du mot « chair » n'est sans doute pas déterminant ; les termes sont interchangeables : « l'esprit est ardent mais la chair est faible » veut dire à peu près la même chose que « l'esprit est ardent mais le corps est faible ». Mais le mot « chair », entendu au sens de « la matière dont le corps est fait », est pour moi et, je pense, pour la plupart des lecteurs occidentaux, intimement lié au christianisme. Il est bien plus chargé de métaphysique que le terme de « corps ». Et incarnatus est de Spiritu S aneto ex Maria Virgine, et homo f actus est (« Par /'Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie, et s'est fait homme »), dit le symbole de Nicée : le fils de Dieu est fait, d'une façon extraordinaire, de la même matière que les êtres humains ordinaires. Mais il est humain comme nous : non pas en raison de la morphologie ou de l'anatomie, c'est-à-dire de la forme contingente du corps, mais en raison de sa substance. Au début de son Évangile, Jean donne à cette idée une tournure plus philosophique : et verbum caro factum est (« le Verbe s'est fait chair»), 79/ This content downloaded from 195.220.128.226 on Sun, 04 Dec 2022 09:15:52 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Thomas Laqueur Pour ce qui concerne le sexe et la sexualité, la distinction opérée par Augustin entre le corps et la chair est décisive à mes yeux. Augustin considère en effet qu'il y a eu rapport sexuel au paradis, c'est-à-dire que les corps font exactement la même chose avant et après la chute. Néan- moins, le monde pré-lapsaire ne connaît pas la concupiscence, le désir véhément : avoir un rapport sexuel est comme lever son bras. Dans le monde post-lapsaire, en revanche, la concupiscence est la condition per- manente de notre chair, un signe que notre âme s'est éloignée de Dieu. Les corps font tout comme avant, mais sont désormais fondamentalement marqués par le péché. Nous sommes sans doute capables d'arrêter d'avoir des rapports sexuels, par volonté d'abstinence ou par mortification de la chair - en l'affamant, par exemple - de telle manière que le désir dispa- raisse. Autrement dit, nous pouvons empêcher le corps d'avoir des rap- ports sexuels, mais la chair reste incorrigible. C'est rendu manifeste par les pollutions nocturnes et les érections intempestives des moines, mais aussi par l'incapacité d'avoir une érection à volonté. Quand Augustin, à la fin de sa vie, revient sur cette question dans une lettre à Paulin de Noie, il affirme qu'il n'est plus question pour lui d'avoir des rapports sexuels, mais que son impuissance est, tout comme son ardent désir d'antan, un signe de l'aliénation de l'âme et du pouvoir du péché sur la chair. Dans la mesure où j'ai écrit presque exclusivement à propos du sexe et non pas à propos de la sexualité dans la Fabrique du sexe , le christianisme avait peu d'importance pour mon propos. Les écrivains chrétiens ont plus ou moins repris les conceptions païennes de la physiologie et de l'anatomie du corps. Mais la contribution du christianisme à l'histoire de la sexualité est décisive3. Votre livre se termine au temps de Freud et de la réhabilitation ambi- valente du modèle du corps unisexe. Pourriez-vous dessiner les ten- dances principales qui permettent de comprendre les aspects plus contemporains du sexe et du genre ř Comment expliquer la puissance du sentiment de Videntité de genre révélé y par exemple , dans les reven- dications des personnes transsexuelles ? Comment comprenez-vous le 3 - Voir Peter Brown, le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat et Christian Jacob, Paris, Gallimard, 1995. Nous étions voisins à l'université de Californie (Berkeley) quand il écrivait ce livre et que j'écrivais la Fabrique du sexe. /80 This content downloaded from 195.220.128.226 on Sun, 04 Dec 2022 09:15:52 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Le destin de l'anatomie rôle de la science des hormones (ce que vous appelez V« économie des fluides »pour l'Antiquité) et celui , plus récenty des neurosciences dans la formation des conceptions naturalistes du sexe í Je vois bien pourquoi vous pensez qu'il y a un lien entre, d'un côté, ce que je décris comme une économie de fluides essentiellement fongibles et ordonnés hiérarchiquement dans le modèle unisexe - le sang et le lait, les sécrétions masculines et féminines, le uploads/Litterature/ editions-esprit-esprit-this-content-downloaded-from-195-220-128-226-on-sun-04-dec-2022-09-15-52-utc.pdf

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